Je suis bien fatiguée. Cependant, je me suis laissé convaincre de mettre encore une fois ma belle robe aux manches gigot. Les bords de la jupe sont un peu défraîchis. Je crois bien que je rétrécis quand je vois comme ils traînent à terre, mais Marie m’assure que sur la photo ça ne se verra pas.
Je ne parviens plus à épingler ma petite broche ronde sur le jabot de satin ni à nouer joliment sous le menton les longs rubans de mon chapeau. Alors je laisse faire Octavie, ou Eugénie, qui tournoient autour de moi avec une sorte de fébrilité. Je sais bien que chacun me cache son inquiétude du mieux qu’il peut.
De temps en temps, un soupir m’échappe :
– Quelle affaire, mon Dieu ! Quelle affaire !
Mais invariablement une de mes filles me répond :
– Il faut que tu sois belle pour la photo, maman !
– Belle comme la reine Victoria !
Ça, c’est Albert qui vient mettre son grain de sel et son clin d’œil. Je lui souris. Depuis que l’un des petits-enfants s’est exclamé, en voyant la photo de la reine Victoria, assise dans un fauteuil avec sa robe noire et ses dentelles : « Oh ! regarde ! c’est grand-mère dans le journal ! » il se trouve toujours quelqu’un pour plaisanter à ce sujet. Mais ça ne fait rien, c’est plutôt gentil.
***
Quand nous sommes arrivés chez le photographe, j’étais tout à fait essoufflée. Pourtant, Léon nous a conduits dans son automobile. Léon est le seul de mes fils qui m’inquiète un peu : il aime trop les femmes et rend probablement la sienne malheureuse.
J’ai pu m’asseoir tout de suite dans le petit studio. Le fauteuil était bien mignon, bien précieux, mais avec ma large jupe, je le masquerai entièrement, et c’est bien dommage. Par terre, le tapis était un peu décoloré, mais doux aux pieds. Je me demande pourquoi on a peint de faux rideaux sur les murs au lieu d’en mettre de vrais. Pour les fleurs, je peux comprendre, ça coûterait trop cher, surtout en cette saison. Tout de même, pourquoi vouloir donner cette illusion de luxe et de fenêtres ouvertes sur un jardin, alors qu’on est des gens simples et en pleine ville ? Mais je n’ai fait aucune remarque. D’ailleurs, j’avais trop besoin de tout mon souffle pour respirer.
Le photographe a ajusté les longs plis de ma robe sur le tapis. Albert a soigneusement recoiffé ses cheveux devant le petit miroir, pour qu’on ne voie pas la marque de son chapeau. Puis il s’est placé debout à côté de moi et j’ai senti sa main sur mon épaule. Moi, je tenais les miennes sur mes genoux dans un geste qui m’est devenu familier, depuis que je ne suis plus d’une très grande aide dans le ménage; avec le pouce et l’index de la main droite, je tiens l’annulaire gauche, exactement là où j’ai mon alliance. Bientôt cinquante ans déjà qu’Albert et moi sommes mariés. Il est toujours aussi fringant, mon Albert, avec ses yeux clairs et sa belle moustache, même si aujourd’hui elle est devenue toute blanche.
Le photographe nous a dit de bien regarder l’objectif et de ne surtout pas bouger. J’ai essayé de prendre un air détendu, en espérant que ma fatigue et l’avancée de la maladie ne se verraient pas trop sur ma figure. Albert, lui, aura comme d’habitude son air malicieux, j’en suis sûre.
Enfin, je me dis que je peux être contente. Tous les enfants sont mariés, à présent. Les aînés font bien marcher leurs affaires, à ce qu’il me semble. Et mon dernier sera bientôt père, lui aussi. Je prie le bon Dieu de me laisser tenir encore un peu, jusqu’à la naissance de ce petit d’Ivonne, en juillet prochain. Si c’est un garçon, il s’appellera Albert.
La dernière photo de Marie-Eulalie (1855-1925)
Son Albert lui a survécu 15 ans (il est mort à l’entrée des Allemands le 10 mai 1940)
La photo est cliquable pour ceux qui voudraient l’admirer en grand
Arrières grands-parents ?
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au fait, oui! mon grand-père paternel (né en 1900) était leur dernier et quatorzième enfant (ils n’avaient sans doute pas voulu s’arrêter au chiffre 13 ;-))
bonne journée, Patrick! (je suis en train de passer ton chopin en boucle ;-))
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Ben flûte, je viens de commenter et je ne vois plus ma prose.
J’ai dû oublier de cliquer. Ça m’arrive.
Je suis très touchée par le portrait que tu fais de Marie- Eulalie.
Une aïeule ?
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Ne va pas sur Sucrebleu, c’est Bowie aujourd’hui… 😉 bonne journée aussi !
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oui Berthoise, comme tu peux le lire dans ma réponse à Patrick (nous étions une fois de plus au même endroit au même moment ;-))
merci et bonne journée!
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merci de me prévenir, Patrick 😉
il y a des blogs où la musique vous éclate à la figure et je n’aime pas ça…
chez toi on a le choix
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Une réussite, ce monologue intérieur.
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merci gballand 🙂
je n’ai pas marqué « fiction » parce que c’est un mélange de réel et de fictif
bonne journée!
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J’en ai quelques unes de photos « studio » de ce genre. Mon premier échange avec Coumarine était à propos de la photo de sa grand-mère prise dans des conditions similaires et où l’on avait bien du mal à paraître naturel, ne serait-ce qu’en raison du temps de pose…
Heureux temps où prendre une photo était toute une histoire !
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Texte très émouvant pour moi, Adrienne, qui ne suis pourtant pas très famille. Mais tu fais parler cette femme simple (simplicité d’ailleurs évoquée ) avec tant de justesse et d’émotion. Son humilité devant sa condition, sa sagesse devant la maladie, son amour pour son mari et ses enfants sont suggérés tout en finesse par la brillance de ton style. Merci!
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J’ai également quelques portraits de famille ! La pose est souvent peu naturelle et les personnes sont figées, tristes presque 😉 Maintenant, ce temps là est fini, on photographie à tout va, dans l’instantané !!
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ah oui, Walrus, c’est quoi, le naturel sur une photo, n’est-ce pas?
😉
si je les observe attentivement, j’ai l’impression qu’ils sont « comme ils sont », tous les deux… mais je ne peux évidemment pas en juger, je ne les ai pas connus
merci pour ce commentaire si élogieux, Anémone… je suis contente de lire que ce que j’ai voulu y mettre, tu l’y as vu (on a besoin de ses lecteurs pour savoir, n’est-ce pas ;-))
merci à tous et bonne journée!
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c’est vrai, Brigou, les sourires sur nos photos de famille ne semblent apparaître vraiment qu’après 40-45
pour ce qui est d’aujourd’hui, je n’aime pas cette évolution vers le portable-qui-prend-des-photos et qui est toujours prêt à saisir l’instant (surtout gênant) pour le mettre immédiatement sur fb 😉
nos jeunes ne sont plus à l’aise nulle part…
merci et bonne journée à toi aussi!
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Oui ce sont de bien belles paroles, un bien beau langage, que Marie-Eulalie t’a inspirés. Est-ce parce que c’est là l’étymologie de la deuxième partie de son prénom?
Ah! Si sur Sucrebleu il y a Bowie, j’y cours!
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Un bien bel hommage…
J’ai aussi quelques vieilles photos, que j’ai commentées à l’usage de la génération qui me suit, en puisant dans mes souvenirs – les miens et ceux que je tiens des récits qui m’ont été faits… On a l’impression que comme ça, les gens ne meurent pas complètement…
Ce sera le cas pour Albert et Marie-Eulalie, un couple que vous avez su rendre attendrissant.
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Comme tu racontes bien cette photographie ancienne, une belle manière de faire revivre tes arrière-grands-parents. Je n’ai pas connu les miens, et trop peu mes grands-parents, non qu’ils soient décédés trop tôt, mais je trouve qu’on est souvent trop jeune pour s’intéresser vraiment aux parents de ses parents, et quand on devient plus curieux, ils ne sont plus là. Restent les photos, c’est vrai.
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ah tu es fan de Bowie, Anémone?
merci GAlm
la photo est bien la leur et les données biographiques sont authentiques, mais ce monologue est le fruit de mon imagination 😉
merci Tania
du côté maternel j’ai bien connu mes grands-parents et même mon arrière-grand-père (j’en ai déjà parlé ici) mais du côté paternel personne donc j’imagine 😉
J’aime me souvenir d’eux, c’est vrai que ça les fait rester un peu « vivants » 😉
merci à tous et bonne soirée!
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Je viens tout juste de découvrir (hier) les manches gigots, j’ai aussi appris ce qu’était une charmeuse (satin ou tissu de soie présentant un côté brillant et un côté mat)
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ah je ne connaissais pas la charmeuse, Elisabeth 🙂
merci et bonne soirée!
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Oui, Bowie moi j’♥♥♥♥♥♥!
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Délicieusement rétro…merci pour ce billet sépia.
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Quelle photo émouvante ! Contrairement à celles qui figurent dans ma collection, elle est conservée avec amour, comme un précieux témoignage du passé… J’ai toujours un peu de peine lorsque je découvre chez un brocanteur des photos que plus personne ne garde ni ne regarde. C’est pourquoi je les achète – je pourrais dire que je les recueille – et j’imagine la vie de ces êtres qui sont passés, il y a longtemps…
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c’est ce qui arrivera tôt ou tard aux miennes aussi, Danalyia, je l’ai déjà souvent pensé… je les ai sauvées de la déchetterie, mais qui est-ce que cela intéressera après moi?
c’est poétique, d’imaginer la vie de ces inconnus 😉
bon dimanche, Danayia!
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merci à toi d’être passée, Célestine!
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J ai la montre de poche de mon arriére grand pére, il était cultivateur à Monceau sur Sambre en Wallonie. C est une Oméga. Elle avait certainement couté le prix d une vache!
Bonne soirée Adrienne
Latil
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