R comme récit modianesque

canal Bruges-Damme – source ici

Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Rodenbach, revenait dans la conversation. 

Rodenbach. Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. Des images, aussi. Même s’il n’avait qu’une seule photo de cette époque, un cliché fort abîmé, en noir et blanc, aux bords dentelés. Il datait de juste après la guerre, au dos quelqu’un avait inscrit au crayon ‘1947’.

À la sortie de Rodenbach, un tournant, puis une route étroite, bordée d’arbres. Ils devaient avoir bien grandi, depuis tout ce temps. Ou peut-être avaient-ils été abattus. Pour élargir la route. C’était probable.

Un début d’après-midi, Bosmans décida de sonner à la porte de l’appartement de Camille. Il voulait lui demander si elle avait gardé quelque chose de cette époque. Un quelconque document, qui lui permettrait d’avancer dans ses recherches.

Dans la rue, il déplia le papier qu’elle lui avait tendu. Il y était écrit : Kim 288.15.28. Qu’est-ce qui lui avait pris de téléphoner à cette gamine qui n’avait jamais entendu parler de lui !

Il accompagna encore deux ou trois fois Camille à ses rendez-vous de Saint-Lazare avec Michel de Gama. Ce type lui semblait de plus en plus louche, sans qu’il fût capable d’expliquer clairement pourquoi.

Il était impossible à Bosmans, après plus de cinquante ans, d’établir la chronologie précise de ces deux événements du passé : comment était-il arrivé à Rodenbach ? Avec qui, puisqu’il n’était qu’un enfant? Et comment s’était faite la rencontre avec la mère de Camille ? Était-ce une amie de sa propre mère ? Camille ne le savait pas non plus et s’en moquait totalement.

Michel de Gama, était-ce le même homme que ce Guy Vincent qui lui avait offert un verre au bar de l’hôtel Chatham ? Qui lui avait fait rencontrer Martine Hayward à l’Auberge du Moulin-de-Vert-Cœur, près de Chevreuse ? Était-ce sa tante qui habitait la maison de la rue du Docteur-Kurzenne ? Celle qui avait vécu un temps avec René-Marco Heriford dans un appartement à Auteuil ? AUTEUIL 15.28, il se souvenait bêtement de ce numéro sans pouvoir vérifier s’il était correct. Sans qu’il fût utile à son enquête. Et qui était Rose-Marie Krawell ? Quel rôle avait-elle joué là-dedans ?

À certains moments de la journée, il en riait lui-même, de passer tout son temps à un tel imbroglio, et dressait une liste de titres de romans qui traduisaient son état d’esprit :
 – Le Retour des fantômes
– Les Mystères de l’hôtel Chatham
– La Maison hantée de la rue du Docteur-Kurzenne
– Auteuil 15.28
– Les Rendez-vous de Saint-Lazare
– Le Bureau de Guy Vincent
– La Vie secrète de René-Marco Heriford

Dans l’agenda à la couverture de cuir vert que Camille lui avait remis, cet agenda dont on ne pouvait pas savoir l’année, la plupart des pages étaient blanches.
Encore une piste qui tournait court, il allait devoir s’en faire une raison.

Il s’en retourna lentement chez lui en passant à pied sous le périphérique.
Un avion glissait en silence dans le bleu du ciel et laissait derrière lui une traînée blanche, mais on ne savait pas s’il s’était perdu, s’il venait du passé ou bien s’il y retournait.

***

Merci à Joe Krapov pour ses consignes de Récit modianesque

25 commentaires sur « R comme récit modianesque »

  1. Bravo à vous pour ce récit et à Joe Krapov pour ses consignes.
    Parfois se rapprocher d’un lieu permet de trouver un souvenir lié à ce lieu dans le labyrinthe de notre mémoire. Bosmans aurait peut-être dû aller à Rodenbach plutôt que chez Camille.

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  2. Ah oui, bravo, on y est tout à fait!
    Mais quelque chose m’a échappé car je n’ai pas compris le lien vers l’article de 2013 qui parle de la traversée du périphérique…
    Bon dimanche Adrienne, bises!

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  3. Dimanche matin littéraire : Modiano ici, Proust dans l’une de mes émissions de radio préférées, deux auteurs que je n’ai pas (encore) lus. C’est dur, la honte, le dimanche matin 😉

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  4. Bravo !
    Cette exploration de la mémoire est très « modianesque ».
    Tu t’es parfaitement rappelé cette émission du mois dernier sur France où il expliquait assez clairement qu’on écrit toujours le même livre et que tous les siens pourraient être remplacés par un seul.
    (pas forcément plus épais…)
    Bref, j’ai adoré ton récit.

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    1. ça consiste à faire des suppositions et mener des enquêtes qui n’aboutissent pas, principalement basées sur des vieux numéros de téléphone, des vieilles adresses, des noms à consonance étrangère et de vagues souvenirs d’enfance ou de jeunesse… 😉

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