
Comme le suggérait Mo dans son commentaire sous le billet du 7 août, continuons.
« Étant donné qu’à cet âge-là Cholokhov avait adopté la mode de bien cacher sa pomme d’Adam sous un col roulé stylé ou une chemise dûment boutonnée, les battements surexcités de son cœur devaient être intenables dans sa gorge compressée quand il monta les marches de l’hôtel de ville avec solennité, comme il sied à un lauréat du prix Lénine, sied à un lauréat du prix Staline, sied à un prix Nobel. Il valait donc mieux qu’il garde le bouton de col bien fermé quand en haut des marches il serra la main du bourgmestre local, Hjalmar Leo Mehr, en réalié Meyerovitch, radical socialiste et fils de juifs russes révolutionnaires. On était entre camarades. Il est possible que Cholokhov ait aussi reconnu Olov Palme parmi les invités, un gars de gauche depuis que de ses propres yeux parfois gris, pendant des vacances en Amérique, il avait vu les différences entre pauvres et riches, ministre suédois des Transports et de la Communication à l’époque de cette remise du Nobel mais loin d’être aussi célèbre que vingt et un an plus tard grâce à une seule balle dans le dos tirée par un meurtrier parfait. Bref, du grand monde, des gens importants. Des membres du puissant clan d’éditeurs Bonnier, par exemple : leur réseau laissait des traces jusque dans les fumoirs du palais. Le roi lui-même n’aurait pas voulu rater ce banquet. Gustave VI, commensal soporifique, mauvais au billard, botaniste amateur avec une légère prédilection pour le monde merveilleux du rhododendron, mais d’après les rumeurs un grand amateur de livres, avec une bibliothèque gigantesque dont le dépoussiérage offrait quelques journées plaisantes chaque année au personnel de sa cour. Tous étaient là pour lever le verre au grand Mikhaïl Cholokhov. Et bien sûr aussi pour être parmi les privilégiés qui entendraient son discours et l’applaudiraient longuement.
Pour atteindre la salle du banquet, Cholokhov et ses admirateurs devaient d’abord traverser la galerie des Princes, que le prince Eugène avait cru devoir orner de fresques de sa main, considérant bêtement tout comme Néron qu’une position sociale élevée produisait automatiquement des talents artistiques. Mais au plus profond de son âme obscure, Cholokhov avait une sympathie immense pour l’artiste de troisième zone, pour des raisons qu’il ne pouvait pas montrer, et certainement pas le jour où on lui décernait le Nobel.
Ensuite l’assemblée fut dirigée vers la Salle Dorée. Plus de pompe que de splendeur. Une boîte de pierre ornée de mosaïques d’or, plus de dix-huit mille, selon un historien de l’art qui s’était donné la peine de les compter. La représentation d’une blonde anorexique sur un des murs devait symboliser Stockholm, au centre de la planète, non, au centre de l’univers entier ! La plupart des dessins d’enfants surpassaient qualitativement cette vomissure picturale. Mais une fois de plus Cholokhov devait ressentir une chaude relation fraternelle avec son auteur.
Du plafond de cette caverne à paillettes descendraient bientôt les plats de manière théâtrale, directement de la cuisine. Des nez exercés étaient peut-être capables de reconstituer le menu à l’odeur : une roulade de soles pochées, du poulet farci servi avec une vinaigrette d’asperges et une sauce madère au foie gras, de l’ananas à la macédoine, avec de la liqueur, bien entendu, et des petits fours. Ensuite du café, et par manque d’inspiration une liqueur Marie Brizard et un cognac Courvoisier. Le cœur de cosaque de l’auteur fêté aurait battu plus joyeusement si par magie on avait fait apparaître un cruchon de vodka mais les rumeurs sur son alcoolisme sauvage dès qu’il y avait de la vodka sur la table étaient sûrement sorties depuis longtemps des limites du village de Kroujlinine ; elles s’étaient même fait un chemin au travers du mur de Berlin et le comité du Nobel redoutait probablement qu’un discours soit lu par une langue triplement fourchue.
Le dîner lui-même avait lieu à côté, dans la Salle Bleue, bien qu’elle ait la couleur du rouge désespérant de ses briques. Les sept cents invités cherchèrent bruyamment la place qui leur avait été désignée à table par une logique inconnue et cachèrent le cas échéant leur déception d’être à côté d’un convive de moindre prestige. Les premières bouteilles de Château du Basque 1959, une année exceptionnelle, comme le savent les épicuriens, se décantaient en cuisine en attendant le poulet. Un défilé de serveurs raides, aux visages pitoyables qui imploraient de recevoir un rayon de soleil et une dose de vitamine D, apportaient les coupes de champagne (Pommery & Greno Brut) et il était très pénible pour les invités de ne pas pouvoir déjà y tremper les lèvres, subrepticement. Mais avant de lever le verre de bulles, il fallait que Cholokhov débite son speech.
Il s’avança. Le grésillement du micro lui offrit l’attention internationale qu’il quémandait depuis des années. Il extirpa le discours de la poche de sa veste. Le lissa. Il crachota pour libérer ses cordes vocales. Et bien que ce ne soit qu’une modeste et théâtrale petite toux de fumeur, on y distinguait déjà la fatalité. Ce membre fêté du Comité Central du Parti communiste avait tout l’air, en effet, de ne pas pouvoir échapper indéfiniment à la mort et mourrait , pesant à peine quarante kilos tout habillé, d’un cancer plus affreux que le goulag, non, ce n’est pas vrai, presque aussi affreux que le goulag, en l’an orwellien 1984. Mais soit, c’étaient des soucis pour plus tard. Ce jour-là était le jour, entièrement sien, où on ne penserait qu’à son immortalité. »
Dimitri Verhulst, Het leven gezien van beneden (La vie vue d’en bas), Atlas Contact, 2016, pages 9-14 (traduction de l’Adrienne)
Le livre n’a pas encore été traduit en français, on peut lire ici ces mêmes pages en néerlandais.
A lire cet extrait on devine aisément que ce n’est pas non plus demain qu’il sera traduit en suédois… ni en russe 😉
Pas de vodka d’accord, mais même pas d’aquavit ? Savent pas vivre ces Suédois !
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ils voulaient sans doute trop bien faire 😉
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Verhulst en feuilleton, on en redemande …
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c’est gentil mais je crois que je vais arrêter de publier mes traductions de ce livre, je ne voudrais pas avoir d’ennuis avec ses éditeurs 😉
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Tu peux toujours la leur proposer …
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LOL 🙂
(je suis assez fière quand même de ma traduction de « dubbele tong » par « langue triplement fourchue » 😉 )
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Avec leur accord pourquoi ne pas en faire ta spécialité 🙂
Merci Adrienne
Bon samedi
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je ne crois pas qu’ils aiment les amateurs 😉
merci, bonne journée!
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Bon, les Russes, on sait qu’ils sont chatouilleux ces temps-ci, mais le roi de Suède, il est susceptible ?
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je le fréquente trop peu pour le savoir 😉
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Les gouvernants sont toujours susceptibles.
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la plupart des gens sont susceptibles 😉
(moi aussi, oui oui!)
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Waouh, tu te lances ! Merci pour ces premières pages.
Tu sais qu’à Bruxelles aussi nous avons une Galerie des Princes très fréquentable ;-).
As-tu vu le film « Les traducteurs » diffusé récemment à la télé ?
Bonne journée, Adrienne.
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Non pas vu ce film, je vais me renseigner 🙂
(et oui, de très bonnes adresses, galerie des Princes, dont un vrai lieu de perdition où je me rends chaque fois :-))
bises, bonne journée!
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Bravo, bravo, bravo!
Ah ce style si imagé en forme de jeu de massacre! Tout le monde prend sa baffe en passant, y compris le monarque… 😉
Dommage que tu ne veuilles pas continuer, je comprends tes scrupules et je regrette de ne pas comprendre le néerlandais.
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j’ai poursuivi pour le plaisir, je peux te l’envoyer en privé 😉
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Je veux bien! Merci d’avance…
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je t’ai envoyé le chapitre 3 🙂
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Et Dimitri, il continue pendant tout le livre à se montrer aussi féroce avec tout le monde ou il s’arrête un moment donné?
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il est assez féroce pour de nombreux intervenants dans cette histoire mais je me dis que c’est mérité 😉
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Quelle superbe traduction…qui donne fort envie de lire le livre en entier.
Merci et bravo, pas facile du tout cette langue…féroce:-))
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merci, c’est gentil, je suis assez accro à la traduction 😉
(on attend que la température descende à 26° pour aller se coucher ;-))
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