
« C’était une lourde folie que de m’aventurer derrière les parois de verre de la Bibliothèque nationale, dont on m’avait pourtant prévenu que j’y perdrais et mon temps et mon âme. Monument de prétention idiote dont on sortait exsangue, horrifié et bredouille.
Je n’étais jamais entré dans ce bâtiment qui portait haut la double obsession mitterrandienne de la grandiloquence et de l’étanchéité. Les lieux se voulaient écrasants. Ils l’étaient d’ailleurs, au sens où ils ne laissaient aucune place au lecteur, qu’ils maltraitaient en tyran sadique.
Il fallait, pour y pénétrer, se plier à d’interminables rites d’initiation, parcourir des kilomètres et changer plusieurs fois de niveau. Au cours de ce long périple, on franchissait des sas, qui vous exposaient chaque fois à l’angoisse de l’irrémédiable. On se dépouillait aussi de ses effets personnels, manteau, serviette et documents, de sorte qu’on avait depuis longtemps cessé d’être soi-même lorsqu’on pénétrait enfin, le cœur humble et la tête creuse, dans le saint des saints de la salle de lecture.
D’autres procédures m’y attendaient, arbitraires et dilatoires, avant qu’on finisse par m’annoncer la nouvelle qui résumait à elle seule tout le secret de l’édifice: la communication des ouvrages était suspendue jusqu’à une heure indéfinie. L’information aurait pu me faire rire si je n’avais déjà perdu plus d’une heure en travaux d’approche. Mon incrédulité rencontrait celle des autres visiteurs, dont le désespoir était inversement proportionnel à la connaissance qu’ils avaient des lieux. Seuls les novices étaient déconcertés; les habitués avaient depuis longtemps jeté l’éponge. Ceux qui venaient de loin, comme moi, et qui n’auraient pas la possibilité de renouveler leur visite, trompaient leur attente en méditant sur le génie des lieux ou maudissaient une certaine idée de la France, qui ne méritait rien d’autre. »
Christophe Carlier, L’assassin à la pomme verte, Pocket, 2015, pages 41-42. (première édition chez Serge Safran en 2012, Prix du premier roman)
L’extrait ci-dessus montre deux choses: 1) le type sait écrire et 2) ce passage est tellement différent du reste du livre – et tellement étranger à l’intrigue – qu’on ne peut que penser que l’auteur règle des comptes personnels avec le lieu.
Ce serait intéressant de savoir si d’autres utilisateurs de la TGB ont vécu le même genre de déboires et eu les mêmes impressions 😉
Deux pages plus loin, il continue:
« Depuis combien d’heures déjà attendais-je ces livres qui n’arrivaient pas? Avec une attention dilatée par l’attente, j’observais l’écrin de ce désastre. Dans ce funérarium qu’on s’obstinait à présenter comme un lieu de culture, on se sentait l’otage des forces mauvaises.
[…] Signe des temps, on avait même réussi à bannir les lecteurs incertains, déclassés et fantaisistes, qui constituent le charme principal des bibliothèques du monde entier, et grâce auxquels la fréquentation des livres se pimente d’un voyage ethnographique. […] Balayé, ce peuple émouvant et marginal qui campe dans les salles de lecture comme dans des lieux de refuge, ce qu’elles ne devraient jamais cesser d’être.
[…] Pour avoir exilé de sa bibliothèque les hommes et les humanités, le concepteur des lieux avait dû recevoir de vertigineux appointements et une respectable décoration, quand il aurait dû être écorché vif. Éternels alliés, bêtise et béton avaient conjugué leurs forces pour produire cet enfer fonctionnel où rien ne fonctionnait. »
Et ainsi de suite sur encore une bonne page et demie 🙂
Pour ceux qui voudraient savoir de quoi ça parle, mis à part le diatribe contre cette bibliothèque, voir ici.
Pour ce qui est de la Bibliothèque François Mitterrand, un article de 2007 (Le Monde) retrace les difficultés et polémiques des premières années.
J’avais dû aller consulter un article à la KBR du temps où elle s’appelait l’Albertine et j’avais aussi trouvé cela très dépaysant.
Mais à l’époque, j’étais vite dépaysée.
😉
J’aimeJ’aime
Oui à Louvain ça m’avait fort impressionnée aussi mais je me souviens surtout que le type était fort désagréable et rébarbatif 😉
J’aimeJ’aime
Encore une preuve de la tendance des politiques à se faire mousser avant de se soucier du côté pratique des choses… Nihil novi etc !
Et le côté policier est intéressant ? Quoi ? Voir par moi-même ? Ça va pas la tête ? 😉
J’aimeJ’aime
Ah zut le livre est reparti en Suisse, j’aurais dû te le garder 😉
Ce n’est pas très policier, on sait qu’il y aura crime et on sait qui le commettra, mais… la fin est différente.
J’aimeJ’aime
Ah, tu vois que j’aurais dû te le laisser!
😉
😀
J’aimeAimé par 1 personne
t’inquiète, je lui raconterai toute l’histoire 🙂
J’aimeJ’aime
Merci, merci, Adrienne, pour ce bijou de règlement de compte. J’aurais tant aimé avoir le talent de l’auteur pour en écrire autant. J’ai vécu le « déménagement » de « la BN » de la rue de Richelieu à « La Grande Bibliothèque » et, bien des années plus tard, ma rancoeur est intacte comme celle de Christophe Carlier que je vais m’empresser de lire.
A chaque fois que je descendais au sous-sol (l’étage réservé aux chercheurs) par ces vertigineux escalators dans ces énormes halls de béton nu, j’imaginais descendre aux archives du KGB.
Mais on pourrait aussi raconter l’installation de la nouvelle bibliothèque sur le mode loufoque.
Premier hiver. Après les pluies, c’est une tempête de neige qui a blanchi tout le hall avant de le détremper. Car en vertu du grand principe que la culture ne doit pas connaître d’obstacle, il n’y avait pas de porte ! (Un sas de verre a été construit très vite.)
Entre Tati et Benny Hill, les allées et venues du préposé à la buvette allant remplir des carafes d’eau dans les minuscules lavabos des toilettes pour alimenter la machine à café.
Plus déprimant, la pétition des lecteurs traumatisés par le spectacle des pigeons qui venaient s’écraser sur les vitres des tours et tombaient au pied des pins laricios du patio.
Plus absurde, et plus révoltant, d’où les interruptions de communication des documents par des mouvements de grève à répétition : le confinement des bibliothécaires dans de minuscules bureaux aveugles alors que les livres étaient exposés à la lumière dans leurs tours de verre…
Dommage qu’à l’époque on n’avait pas de téléphone portable pour filmer tout cela… mais on aurait certainement dû l’abandonner au premier sas.
Oui, je partage pleinement cette obsession mitterrandienne !
J’aimeAimé par 1 personne
Ah! mince! merci infiniment pour ce témoignage!
C’est terrible tout ça, du début à la fin… (pour les livres qui s’abîment sous les verrières, je savais déjà – et comment un architecte et tout le reste de ce comité ne pouvaient-ils pas savoir… mystère!)
Bises!
J’aimeJ’aime
Ce comité, comme tant d’autres, était moins attentif à la qualité du projet qu’aux accointances politiques des architectes en lice. Qui avait accusé la France d’être une république bananière ?
J’aimeJ’aime
je ne sais pas! j’entends cette expression ces derniers temps à propos des USA 😉
J’aimeJ’aime
Comme quoi tôt ou tard …
Bonne journée Adrienne
Après le gros orage d’hier, le soleil …
C’est comme en politique
Il y la le tourbillon et le calme de l’oubli » éphémère » !
J’aimeJ’aime
j’ai passé une nuit si terrible à cause des disputes des voisins que j’en oublie de me réjouir qu’il pleut enfin 🙂
IL PLEUT quel bonheur 🙂
J’aimeJ’aime
😦
pas pour la pluie, hein!
J’aimeAimé par 1 personne
Oh, tu aurais peut-être mieux dormi dans une bibliothèque, quelle qu’elle soit !
Celle-là récolte tant de critiques qu’on n’a même pas envie de la visiter. Quand une belle idée prend vilainement forme…
J’aimeJ’aime
en lisant ces extraits je me suis demandé si elle se visitait, ça a confirmé mon impression du jour où je suis allée jusqu’à sa porte: je n’ai pas eu l’impression que j’y serais accueillie sans un tas de badges ou de laisser-passer 😉
J’aimeJ’aime
et c’était avant ‘nine eleven’ 😉
J’aimeJ’aime
Il y a même un mec qui a été poursuivi parce qu’il l’avait photographiée sans autorisation, si je me rappelle bien…
J’aimeJ’aime
ah! elle abrite des missiles nucléaires?
😉
J’aimeJ’aime
Honnêtement, il faut laisser faire les bibliothèques par des gens qui connaissent les livres, leur sensibilité à l’environnemlent et leur fragilité.
Surtout pas par des architectes « nouvelle vague » imbéciles et narcissiques qui pensent à eux et à ce qu’ils laisseront à la postérité mais pas aux ouvrages.
Bilan, il a fallu après coup protéger les livres du soleil, des écarts de température et d’humidité, la clim n’ayant été prévue que pour le confort du visiteur…
La vieille BN, rue Vivienne, non seulement est plus belle mais a conservé les bouquins depuis des siècles.
Je ne suis pas sûr que la nouvelle le fera aussi bien…
J’aimeJ’aime
oui c’est le genre de projet qui engloutit beaucoup d’argent pour peu de rendement…
J’aimeJ’aime
Merci pour ce passage, assez réjouissant (enfin pour nous, pas pour celui qui attend).
J’en conclus une chose : mieux vaut une petite quantité d’information disponible
qu’une énorme quantité d’information…indisponible !
J’aimeJ’aime
oui c’est ça: c’est plaisamment écrit mais c’est une fort triste réalité!
J’aimeJ’aime
C’est lamentable, affligeant, sidérant, qu’un projet comme celui de cette grande bibliothèque ait été réalisé de cette manière!!!
J’aimeJ’aime
oui tant d’argent gâché, de ressources gâchées, de temps gâché… et en plus ce n’était pas bon pour les livres, pour le personnel et pour les utilisateurs, la totale, quoi 😉
J’aimeJ’aime
Je n’ai jamais essayé de la visiter et je ne regrette rien après la lecture de ce texte assassin!… 😉
J’aimeJ’aime
Assassin, c’est le mot ! Il avait un compte personnel à régler 😉
J’aimeJ’aime
Je n’y suis jamais allé. À vous lire, je poursuivrai sur cette voie salutaire …
J’aimeJ’aime
Ce n’est pas d’un accès facile de toute façon !
J’aimeJ’aime
Comment ? On dit du mal ici de cette administration qui fut ma mère nourricière pendant plus de vingt ans ? Mais c’est un scandale ! 😉
Mais je suis d’accord sur le fond : le pouvoir rend les gens qui l’exercent assez mégalomanes, leurs courtisans sont fous et « architecte » est un gros mot.
J’aimeAimé par 1 personne
Oui, surtout à Bruxelles : « vuilen architek ! »
J’aimeJ’aime
Tu m’avais appris l’expression « skieven architec » 🙂
J’aimeJ’aime
L’un n’empêche pas l’autre 😉
J’aimeJ’aime
[ et pourquoi pas « schieve architect » comme dans « schieve lavabo » ?
Merci à celui ou celle qui me répondra. ]
J’aimeJ’aime
pour la réponse, seul Maître Walrus est habilité!
schieven lavabo est une insulte courante en Flandre donc il se peut que schieven architect ait été fait sur ce modèle…
J’aimeJ’aime