E comme Egidia

« Le tic-tac des horloges, on dirait des souris qui grignotent le temps. »

Egidia, prête à sortir, se retourne gracieusement, la tête légèrement penchée et le bras fin tenant son ombrelle:

– Que dites-vous, père?
– Ce n’est pas de moi, c’est d’Alphonse Allais. J’y pensais en te regardant…

Et pourtant, il ne connaît personne de moins préoccupé par le temps qui passe qu’Egidia, trop jeune, trop belle, trop choyée.
Elle est à des années-lumière des soucis qui le tracassent.

Sa vie est rythmée par ses visites, ses sorties, et depuis peu par ce ridicule petit chien minuscule qu’il a eu la faiblesse de lui offrir.

Mais n’est-elle pas charmante, sourit-il, avec son petit chapeau rouge assorti à son col et à sa ceinture…

– Va, ne t’occupe pas de ton vieux papa, Zadig s’impatiente, il n’aime pas que tu lambines.

Un rapide baiser et la voilà partie:

***

Tableau de Carl Nys proposé par Lali pour son devoir d’hier. Je trouvais qu’il s’associait parfaitement aux consignes suggérées par Emma, que je remercie, en particulier la citation d’Alphonse Allais, qui est de la même époque 🙂

Quatre mots des 10 de l’année: tic-tac, année-lumière, rythmer et lambiner.

Par bonheur ils existaient tous déjà à l’époque du tableau 🙂

E comme Ernaux

Ma tante a dit : « T’as perdu ta langue, Anne ? » pourtant elle sait que je déteste qu’on me change mon prénom.

Je ne comprends pas pourquoi elle insiste si lourdement, ni ce qu’elle veut me faire dire, pour deux ou trois malheureuses traces de boue sur le bas de ma robe… ça lui fait imaginer tout un roman. Si elle croit que je vais la mettre dans la confidence! Lui raconter un bobard, oui, comme d’habitude.

De toute façon, je suis sûre de mon affaire.
Rien à craindre.
Une perfection, sans le moindre grain de sable dans les rouages.

Même la pelle est de nouveau à sa place au garage.
Ni vu ni connu, si on excepte les deux corbeaux sur leur branche.
Mais ceux-là non plus ne causeront pas.

Et la tante? elle se trouve renvoyée à la solitude.

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Tableau et consignes de Monsieur le Goût pour ce 152e devoir, merci à lui:

Mais à quoi diable pensait Mark Keller en peignant cette jeune femme ? Il me vient plein d’idées à regarder cette toile. Mais à vous ?
Je me dis que ça devrait commencer par :
« Ma tante a dit : t’as perdu ta langue, Anne ? »
Et finir sur : « Et elle se trouve renvoyée à la solitude. »

J’ai choisi de faire parler Annie Ernaux et de lui « coller » ce meurtre, en serait-on étonné si elle nous le racontait un jour? nous ne nous étonnons plus de rien, pas même d’un certain Michel Sale(houelle)bec(q) tournant dans un film porno.

E comme étrennes

Un mot dans la conversation lui avait donné l’envie de vérifier l’année de l’événement qu’il venait d’évoquer alors il est parti en trottinant à pas lents jusqu’à l’autre bout de l’appartement :

– Ma parole ! Qu’est-ce que ça pèse, ces machins-là!

D’une main il se tenait aux meubles et de l’autre il portait un gros album photos.
Sur l’étiquette collée au dos on reconnaissait l’écriture de la Tantine, automne 80 – printemps 82.

En 1980, les quatre enfants étaient nés, donc on a vu souffler des bougies sur des gâteaux d’anniversaire, construire des bonshommes de neige, visiter les ours, les serpents, les singes du zoo.

On a vu les vacances en Espagne, la Tantine jeune femme élégante en lunettes noires et sandalettes, toujours un enfant dans les bras ou à la main.

Comme ce qu’il cherchait ne s’y trouvait pas, il a voulu faire d’autres allers et retours sans aucune aide et chaque fois l’Adrienne avait peur qu’il ne tombe.

Il a fini par rapporter le bon album où sur quelques mauvais clichés on pouvait les voir avec un groupe d’amis à une fête qui avait pour thème les Tziganes : la Tantine en robe à volants et à pois, une rose rouge feu à l’oreille, l’oncle avec une fausse moustache tombante et une chemise blanche largement ouverte sur la maigreur de son buste.

– Voilà, dit-il. C’est ça!

Chaque page respirait la joie.

Et lui aussi.

Les vieux albums photos, ce sont des livres du bonheur.

***

Texte écrit après la visite de nouvel an chez mon gentil tonton, veuf depuis un an déjà, avec une bonne vingtaine des mots proposés par Joe Krapov – merci à lui – et quelques libertés envers la consigne 🙂

bonheur – armure – pompier – feu – neige – cheval – route – rouge – gentil – joie – moustache – livre – tristesse – colère – vacances – Égypte – peur – jungle – printemps – casque – ennemi – femme – noir – enfant – lunette – mort – bus – lent – gâteau – sécurité – Canada – vent – terre – groupe – oreille – Espagne – serpent – doux – bois – ours – pied – chat – violet – singe – orange – Italie – vaisseau – salade – homme – cavalier

Sur la photo on voit la Tantine avec ses lunettes noires, ses sandalettes, et un de ses enfants dans les bras. L’oncle est le type maigre qui sourit à côté d’elle, en route avec d’autres touristes pour la visite de Valldemossa. Le gamin qui lit la brochure est leur fils aîné.

E comme esprit fort

– Qu’est-ce que tu regardes comme ça? les chiens en peluche?

Évidemment, ça devait arriver, vu que tous les jours il vient se planter devant cette vitrine, oui ça devait fatalement arriver que ce moqueur de Jean le voie et le tourne en ridicule.

Mais c’est plus fort que lui, et d’ailleurs c’est comme fait exprès, c’est sur le chemin entre l’école et la maison, donc deux fois par jour il passe devant, et le soir il s’y arrête plus longuement.

Cartable à terre et mains dans les poches, le nez rougi par le froid.

– Non, répond-il, je regarde les petits soldats. Il y en a même un qui est écossais, avec un béret à pompon…
– Pfff! tu crois encore au père Noël, toi!

Il rit bien fort en s’éloignant.

D’un rire qui sonne faux.

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Écrit pour le jeu 83 de Filigrane – merci à elle! – photo et consignes ici.

E comme escaliers

La veille au soir avec une ancienne collègue, il avait été question de cette « obligation » de s’adapter aux nouvelles technologies sous peine de s’exclure d’un certain nombre de choses.

Le lendemain, on en a la confirmation immédiate à l’hôtel: le check-in se fait grâce à un code envoyé peu avant par whatsapp et pour le check-out il faut scanner un code QR affiché dans la chambre.

Les seuls membres du « staff » qu’on peut y croiser, c’est le personnel d’entretien.
Qui souffle et qui sue, parce que l’ascenseur est en panne.
Ou plutôt « out of order« .
Car on y fait aussi l’économie du multilinguisme.

« We are sorry for the inconvenience« , conclut le message whatsapp.
L’Adrienne est surtout « sorry » pour la femme de ménage, qui a trente marches d’escaliers à faire entre chaque étage.
Les monter, les descendre, les remonter, les redescendre…
Avec tout son barda et des paquets de linge sale.

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photo prise à Bruxelles le 3 novembre, avec les rues piétonnières apparaissent les déviations pour piétons 😉

E comme excellent!

Excellente nouvelle! s’exclame l’Adrienne en lisant un article du Corriere annonçant qu’une ligne de train va bientôt relier Bari (Puglia) à Zeebrugge.

Deux mille kilomètres environ, quarante-huit heures de voyage.

C’est tout ce qu’elle a pu trouver comme info pour le moment, ni prix, ni parcours précis, ni haltes prévues, « la linea più lunga d’Europa » disent-ils fièrement, mais apparemment c’est pour le transport de marchandises. De Zeebrugge on peut continuer vers le Royaume-Uni ou l’Irlande et depuis Bari vers d’autres ports de la Méditerranée, en Grèce, Albanie, Turquie.

Voilà ce que l’Adrienne attend depuis longtemps, à force de regarder les documentaires « Viaggio nella bellezza » et de noter sur des feuillets tous les lieux de fouilles archéologiques qu’elle voudrait visiter…

Comme ils disent « è certamente un’esperienza di altri tempi« . A condition d’y rajouter quelques wagons de voyageurs…

Il faut juste craindre que l’avion reste encore et toujours moins cher: ces dernières semaines, les offres pour Barcelone à 16 € ou New York à 335 € refleurissent allègrement.

E comme ei

Un œuf! s’exclame-t-elle en voyant la proposition de Walrus pour le Défi du samedi 732, et tout de suite elle se dit que peut-être ça lui ferait du bien de peler un petit œuf (een eitje pellen) avec ceux ou celles qui lui ont fait de la peine mais étant donné qu’elle est (et qu’elle a toujours été) un œuf mollet (een zachtgekookt ei) elle continuera de faire comme si tout était gâteau et œuf (alles is koek en ei), il lui est impossible de jeter des œufs (met eieren gooien) et quand elle est sur un œuf (met een ei zitten) elle ne réussit jamais à s’en débarrasser (zijn ei niet kwijt kunnen).

E comme Épinglé

Martha et Millie étaient venues assez tôt pour occuper le banc.
Pour rien au monde elles n’auraient voulu rater la parade mais ces longues stations debout n’étaient plus de leur âge.

Elles gardaient une place entre elles deux pour Priscilla qui était en retard, comme d’habitude.

Martha avait jeté sa veste bleu marine sur ses épaules: on avait beau être le 4 juillet, le vent pouvait être traître aux coins de rues, et Martha ne craignait rien de plus qu’un mauvais rhume.
Comme elle avait coutume de le dire, « c’est ce qui a eu raison de ma pauvre mère » et certes elle avait l’intention de vivre encore longtemps.
Elle n’avait évidemment pas négligé de mettre ses gants blancs.
Millie pour sa part portait son chapeau assorti à son tailleur bleu d’avant-guerre, qu’elle portait chaque année à cette occasion et dont la jupe ample était d’une longueur bien comme il faut.
Elle avait pris un coussin, son dos fatiguait vite sur un banc aussi dur.

L’avenue était déjà bien remplie de monde – il ne manquait plus que Priscilla, en fait, elle en prenait vraiment à son aise, Priscilla, et profitait de leur bonté! – chacun vêtu comme il se doit des trois couleurs nationales, quand cette dévergondée d’Angie est arrivée sur ses talons de douze centimètres, dans une robe toute noire comme si la parade était un enterrement.

– Elle n’en fera jamais d’autres, celle-là, a émis Millie entre ses dents. Mais où ai-je rangé mes clés?

Et c’est ainsi qu’elle a raté le plus beau dos nu qu’il lui serait donné de voir de toute sa vie et qu’elle n’a pas compris la réponse de Martha:

– Elle a encore manqué de tissu pour se faire une robe convenable…

***

Merci à La Licorne pour la photo et les consignes d’août:

Ce mois-ci, je vous invite à faire courir votre imagination à partir de cette image et de ce livre, Épinglé comme une pin-up dans un placard de G.I. de Tonino Benacquista

:

E comme expression

Pourquoi y a-t-il tant d’expressions animalières en français? demande le titre de l’article dont vient l’illustration ci-dessus et dans laquelle vous aurez sûrement reconnu ce qu’on dit pour quelqu’un qui n’est pas venu à un rendez-vous.

En français? rétorque l’Adrienne – qui aime se parler à elle-même – pourquoi « en français »?
C’est dans toutes les langues!

C’était un jeu amusant, en classe, de faire des comparaisons. Ainsi par exemple en néerlandais on « envoie son chat » 🙂

Hij heeft zijn kat gestuurd, il a envoyé son chat (il n’est pas venu au rendez-vous)

E comme étrange

Je logeais dans la maison du principal, et j’avais obtenu, dès mon arrivée, la faveur d’une chambre particulière.

Je dis faveur parce que ça me permettait de m’allonger tout habillé sur le lit et d’y rêvasser à longueur de soirée en fumant des cigarettes.

Il me fallait bien ça pour essayer de comprendre l’étrange aventure qui m’était arrivée le jour où j’avais emprunté la voiture des parents de madame Seurel et que j’étais arrivé dieu sait comment au Domaine perdu.

J’avais évidemment essayé dans les semaines qui ont suivi de retrouver le chemin vers ce domaine, hélas en pure perte.
Je n’avais que peu de pistes et l’étrangeté des divers épisodes de cette aventure faisait qu’il m’était difficile de me renseigner: on m’aurait ri au nez et traité de fou.
Ce que j’étais, d’ailleurs.
Fou d’Yvonne.
Fou de Frantz.

C’est donc à Paris que j’avais décidé de poursuivre mes recherches et ma mère a tout de suite été d’accord, puisque j’avais trouvé le bon prétexte: mes études!

Retrouver l’hôtel particulier de la famille de Galais n’avait pas été trop difficile mais il était fermé: la famille semble avoir eu des revers de fortune et quitté la capitale.

Il me fallait donc trouver une nouvelle piste et je n’arrivais pas à trancher entre Paris et la province: où Yvonne se cachait-elle?

Et Frantz? qu’était-il devenu?

Néanmoins un moment de réflexion me décida à attendre la fin de l’aventure parisienne.

***

Merci à Monsieur le Goût pour son 126e devoir:

Cette toile de Vettriano me fait irrésistiblement penser à Baudelaire. Je verrais bien un devoir qui commence par : «Je logeais dans la maison du principal, et j’avais obtenu, dès mon arrivée, la faveur d’une chambre particulière » Et qui finirait par : « Néanmoins un moment de réflexion me décida à attendre la fin de l’aventure. »
Ça, ce serait chouette…

Vous aurez compris que l’Adrienne n’a pas pensé à B*** mais au Grand Meaulnes, avec ses 48 occurrences du mot « aventure » et 52 « étrange » 🙂