« L’événement eut lieu un matin au cours d’une de ces séances auxquelles nous étions accoutumés. Nous étions quelques milliers de bagnards qui stagnions sur la place d’appel, pendant qu’on procédait à une fouille générale. Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s’élevait du côté de l’infirmerie. L’automne y achevait son établissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur moi sans crier gare et m’emportèrent avec eux. L’Enfer de Dora se métamorphosa subitement en un Breughel dont je devins l’hôte. Favorisée sans doute par l’affaiblissement physique et mental dans lequel nous nous trouvions, une vive exaltation s’empara de moi : l’impression de m’être évadé, comme aurait pu le faire une fumée, sous l’œil de mes gardiens imbéciles. Cette euphorie fut de brève durée. Elle fut assez longue cependant pour me permettre de supporter la solide volée de coups de poings et de gifles à décrocher les mâchoires (encore un cas où se révèle la supériorité expressive du langage populaire sur le vocabulaire académique : c’est « baffes » qu’il faudrait dire) qui furent mon lot quand mon tour arriva d’être fouillé. »
François Le Lionnais, La peinture à Dora, in Confluences, mars 1946.
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Trois minutes d’info sur France culture et article complet La peinture à Doraici.
Texte de François Le Lionnais cité par Leen Huet en introduction à sa biographie de Pieter Bruegel, qui vient d’être traduite en français.
Clara et Paula se sont rencontrées au cours de dessin du sévère Fritz Mackensen, à Worpswede. Elles seront meilleures amies sur fond d’études, d’amour et de malentendu. Rien n’est plus solide que le malentendu. Voyez-les qui rentrent de leur cours en luge, à toute allure. Voyez-les plus tard à Paris, elles préparent cinq bouteilles de punch et deux gâteaux, un à l’amande, l’autre à la fraise, pour une fête d’étudiants. Voyez-les canoter sur la Marne, rossignols et peupliers. Voyez-les à Montmartre, résister en riant aux assauts d’une nonne qui veut les convertir. Voyez-les dévaler les sentiers de Meudon pour rendre visite à Rodin. Voyez-les à Worpswede encore, dans le regard des deux hommes qui les veulent, le peintre Modersohn et le poète Rilke.
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Dans la famille Becker, tout le monde s’écrit beaucoup. C’est ainsi que l’on a des centaines de lettres de Paula, en plus de son journal et de son album de jeune fille. Paula est la troisième de la fratrie Becker. Ils sont six, il y a eu un septième frère mort petit. Le père, la mère, les oncles, les tantes, les frères, les sœurs, tous s’écrivent dès qu’ils s’éloignent, c’est un devoir familial, c’est un rituel, c’est une preuve d’amour.
A seize ans, partie en Angleterre chez sa tante Marie pour apprendre à tenir un ménage, Paula Becker rentre plus tôt que prévu. Elle s’est mise à dessiner, plus intensément que prévu. Sa mère l’y encourage et prend même une locataire pour financer ses cours. Et son père ne voit pas ça d’un trop mauvais œil, mais pour avoir un métier, l’enseignement. En septembre 1895, Paula a obtenu son diplôme d’institutrice.
[En 1899, à Worpswede, elle] lit les pièces d’Ibsen et le Journal de Marie Bashkirtseff. Rêve de vivre comme elle à Paris. Peint sur modèles au village. Est invitée aux soirées des artistes, chez Otto Modersohn ou Heinrich Vogeler.
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Paula décide de dépenser la dotation de l’oncle Arthur en études à Paris. Son père est inquiet. Journal, 5 juillet 1900: « Père m’a écrit aujourd’hui pour me dire que je devrais chercher un travail de gouvernante. Toute l’après-midi je suis restée étendue dans le sable et la bruyère à lire Pan de Knut Hamsun. »
1900. Le monde est jeune. Knut Hamsun écrit sur les oiseaux et les amours d’été, les brins d’herbe et les grandes forêts. Le génial auteur de La Faim n’est pas encore le nazi qui offrira à Goebbels la médaille de son prix Nobel. Et Nietzsche n’est pas encore récupéré par les affreux. On peut croire au règne du Dieu Pan, à la Nature et au moment présent.
1900. Tout se passe en 1900. Paula écrit à son frère Kurt qu’après des années de sommeil et de rêverie elle a éclos. Et que ce développement les a peut-être choqués, eux, la famille. Mais qu’il en sortira du bon. Qu’ils seront contents. Qu’il faut lui faire confiance.
Marie Darrieussecq, Être ici est une splendeur, vie de Paula M. Becker, P.O.L., 2016, extraits des pages 14 à 19.
Dans sa maison on peut visiter trois pièces. Leur accès est limité par des rubans de velours rouge. Sur un chevalet, une reproduction de son dernier tableau, un bouquet de tournesols et de roses trémières.
Elle ne peignait pas que des fleurs.
Une porte peinte en gris, fermée à clef, menait à un étage où j’imaginais des fantômes. Et quand on sortait de la maison, on les voyait, Paula et Otto, les Modersohn-Becker. Pas des fantômes mais des monstres, en habit d’époque, très kitsch à la fenêtre de leur maison de morts, par-dessus la rue, par-dessus nos têtes de vivants. Un couple de mannequins de cire, d’une laideur bicéphale à la fenêtre de cette jolie maison de bois jaune.
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L’horreur est là avec la splendeur, n’éludons pas, l’horreur de cette histoire, si une vie est une histoire : mourir à trente et un ans avec une œuvre devant soi et un bébé de dix-huit jours.
Marie Darrieussecq, Être ici est une splendeur, vie de Paula M. Becker, éd. P.O.L, 2016 (incipit)
« Quand on considère l’œuvre de Molière, si complexe et si varié, infini, pour ainsi dire, comme le cœur et l’esprit humains, on en vient vite à se demander quels acteurs étaient capables de supporter l’écrasant fardeau de tant de génie. Combien donc étaient-ils pour suffire à tant de passion, à toute cette verve, à cette mordante ironie, à ces luttes, à ces amours? Combien étaient-ils pour jouer l’humanité tout entière, avec ses vices et ses faiblesses, ses grands sentiments et ses mesquineries, ses ridicules et ses grandeurs? Aux plus beaux jours de la faveur de Louis XIV, à l’apogée de leur fortune, ils étaient vingt-quatre. Et encore, dans ce nombre, je comprends peut-être un moucheur de chandelles. »
De nombreuses pages sont évidemment consacrées à Armande Béjart. Mais sa description physique ne semble pas « coller » au portrait présumé ci-dessus, puisqu’il est dit qu’elle a « les yeux petits » et « la bouche grande » 🙂
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Émile Gaboriau, Les comédiennes adorées, édition de 1863, l’extrait ci-dessus vient de la p.233, consultable sur Gallica
Le problème du biographe, explique Jan Cayers dans son prologue, c’est que le temps qui passe efface de nombreuses traces, de sorte que l’information dont on dispose est un peu le fruit du hasard de ce qui a survécu.
Par exemple le biographe de Beethoven ne dispose que de deux mille lettres sur les dix mille qu’il a reçues de ses divers correspondants. Imaginez l’info manquante!
Mais en plus de cela, dans le cas de Beethoven, il y a le problème de la falsification des sources, chose dont s’est rendu coupable un certain Anton Felix Schindler.
Devenu sourd, Beethoven avait toujours sur lui un de ses petits « carnets de conversation » sur lesquels ceux qui voulaient s’adresser à lui notaient ce qu’ils avaient à lui dire ou à lui demander.
On sait depuis longtemps que Schindler avait détruit des pages de ces carnets mais ce qu’on a découvert seulement dans les années 1970, grâce aux recherches des criminologues de l’université Humboldt, c’est qu’entre 1840 et 1845 – donc vingt ans après la mort de Beethoven – de nombreuses annotations dans ces carnets avaient été ajoutées. Par Schindler.
Ce qui fait que tout un tas d’informations sur lesquelles les biographes s’étaient basés pendant plus de cent cinquante ans pouvaient passer à la trappe.
Et que du coup on s’est mis à douter d’à peu près tout ce que Schindler a raconté sur le musicien.
Il faut donc, conclut Jan Cayers, repartir de zéro, c’est-à-dire des sources fiables et confronter toutes les autres entre elles: les journaux des années 1798 à 1865, la correspondance de Beethoven, les passages authentiques de ses « cahiers de conversation », son Tagebuch, les notes et souvenirs de ses amis, comme Franz Gerhard Wegeler ou Ferdinand Ries.
Bref, l’Adrienne s’est attaquée à la lecture de ce pavé de six cents pages, histoire de savoir ce qui est le mythe et ce qui est la réalité 🙂
Billy Wilder! Quand l’Adrienne a vu ce nom, en plus de celui de l’auteur dont elle a déjà apprécié deux autres livres, elle n’a pas hésité: comme Jonathan Coe sur son site perso, elle pourrait commencer ce billet par cette phrase: « I discovered Billy Wilder’s films in the late 1970s, when I was a teenager.« , j’ai découvert les films de Billy Wilder vers la fin des années 1970, à l’adolescence.
Il y en a eu qu’elle n’a d’ailleurs pas entièrement compris, à l’époque, comme Irma la Douce. Ou dont elle se demande si on les montrerait aujourd’hui à des enfants, comme The Apartment.
Bref, voilà un livre qui n’est pas une vraie biographie – tout en étant fidèle à la réalité biographique – et qui se lit d’une seule traite.
Merci, Jonathan 🙂
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info sur le site de Gallimard pour la traduction française et lecture des premières pages ici.
L’illustration ci-dessus vient du site perso de l’auteur.
Notre grand’mère était morte plusieurs années avant ma naissance; mais j’ai entendu assez souvent parler d’elle pour affirmer que ce n’était point une âme ordinaire. Plébéienne au sang chaud, royaliste convaincue, trempée dans les rudes épreuves de la Terreur, elle rappelait par sa beauté, ses formes sculpturales, ses yeux largement fendus, quelques-uns des portraits du peintre David.
Lorsque Antoine Reynaud la connut, elle avait vingt ans; elle était veuve d’un premier mari, mort fusillé dans l’une de ces échauffourées de la Lozère contre lesquelles la Convention envoya un de ses membres, Châteauneuf-Randon.
De ce mariage, un fils lui restait. Elle avait couru avec lui les plus effroyables périls. Décrétée d’accusation en même temps que son mari, elle s’était réfugiée à Nîmes, où résidait une partie de sa famille, tandis que lui-même fuyait d’un autre côté. Là, elle vivait obscure et cachée, attendant la fin des mauvais jours. Un matin, elle commit l’imprudence de sortir, son enfant dans les bras. La fatalité la plaça sur le passage de la déesse Raison, qu’on promenait processionnellement dans les rues, et voulut que la citoyenne à qui était échue cette haute et passagère dignité connût notre grand’mère. Du plus loin qu’elle l’aperçut, elle l’interpella, en criant:
—Françoise! à genoux!
Ma grand’mère avait à peine dix-sept ans, la repartie prompte et l’ironie facile. Elle répondit à cet ordre par un geste de gamin. La foule se précipita sur elle: «Zou! zou!» Elle prit sa course à travers la ville, pressant son enfant contre son sein, atteignit un faubourg et put rentrer chez elle par le jardin, en passant sur l’étroite margelle d’un puits, au risque de s’y laisser choir. Elle disait plus tard:
—Un chat n’aurait pas fait ce que j’ai fait ce jour-là.
Elle était sauvée momentanément; mais trop de périls menaçaient sa sûreté pour qu’il lui fût possible de rester à Nîmes. Elle partit le même soir pour le Vivarais.
Elle dut faire une partie de la route à pied, voyageant à petites journées, logeant à la fin de ses longues marches dans une ferme ou chez des curés constitutionnels à qui de bonnes âmes l’avaient recommandée. Ce fut pendant ce voyage, traversé par les plus cruelles angoisses, qu’elle apprit la mort de son mari.
Elle était arrivée la veille dans un pauvre village nommé Les Mages. Logée au presbytère, elle fut douloureusement impressionnée en entrant dans la chambre qui lui était destinée. Le cimetière s’étendait sous ses croisées; la lune dessinait dans la nuit les croix des tombes. Il lui fut impossible de s’endormir.
Puis, ce fut l’enfant qu’elle allaitait qui parut à son tour saisi de terreur. Rouge et les yeux hagards, le pauvre petit être cria et pleura toute la nuit, se débattant dans les bras de sa mère qui s’efforçait en vain de l’apaiser.
Quelques heures plus tard, ma grand’mère apprenait que son mari était mort, non loin de là, fusillé, au petit jour. Elle ne cessa jamais de croire que son fils avait eu durant cette affreuse nuit la vision du supplice de son père.
Extrait du chapitre III de Mon frère et moi, souvenirs d’enfance et de jeunesse par Ernest Daudet, éd. Plon, 1882, lisible dans son intégralité ici.
J’ai beaucoup aimé ce livre dans lequel il est avant tout question de l’histoire de la famille Mendelssohn, à partir du patriarche Moses, autodidacte devenu un des plus grands philosophes du siècle des Lumières, jusqu’aux si nombreux descendants actuels répartis sur quatre continents, en passant bien sûr par son célèbre petit-fils Félix; toute cette énorme généalogie se trouve en même temps reliée à la genèse du livre, à son élaboration laborieuse, comme l’auteur l’explique dans la vidéo ci-dessus.
Et ici, un excellent article sur cet opus (461 pages sans les notes et annexes ;-)).
Comme je suis bien d’accord avec ce qu’écrit le journaliste, ça m’évite de devoir refaire le travail 🙂
On y trouve aussi ce lien vers les dix premières pages du livre.
Bon amusement!
source de la photo représentant la carte des Mendelssohn réalisée par Diane Meur ici
Je ne me sens pas trop à l’aise avec ce genre de lecture qui vous pousse dans le rôle du voyeur: on y découvre une famille dans ce qu’elle a de plus intime, dans ce que l’on cache normalement à ceux qui ne font pas partie de l’entourage immédiat.
Pour parler de son frère, de ses problèmes psychologiques, de son suicide, il a bien fallu que l’auteur décortique tout un passé familial, toute une éducation, toute une vie privée de l’homme et de son couple.
Livre hommage, frisant l’hagiographie, en quoi était-il nécessaire? Y a-t-il quelque chose à justifier? Est-ce que la publication de cette longue lettre à son frère aide l’auteur à traverser la part la plus lourde de sa période de deuil?
Et surtout: pourquoi faut-il qu’on la lise?
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info sur le site de la maison d’édition Stock et lecture des premières pages ici.
Un début curieux, et qui a infiniment intéressé, c’est celui de M. Bridgetower, jeune Nègre des Colonies, qui a joué plusieurs concertos de violon avec une netteté, une facilité, une exécution et même une sensibilité qu’il est bien rare de rencontrer dans un âge si tendre (il n’a pas dix ans). Son talent, aussi vrai que précoce, est une des meilleures réponses que l’on puisse faire aux Philosophes qui veulent priver ceux de sa Nation et de sa couleur, de la faculté de se distinguer dans les Arts.
Le Mercure de France, avril 1789.
Cet enfant de neuf ans, George Bridgewater, vient de donner un premier concert à Paris, aux Tuileries. Emmanuel Dongala retrace sa carrière à partir de ce moment-là jusqu’à celui de la rupture avec Beethoven, à Vienne, en 1803.
Ce récit, nous dit l’auteur dans ses remerciements en fin d’ouvrage, « est une fiction fondée sur des faits réels ». En effet, quelques documents et témoignages d’époque attestent des voyages, des rencontres, de la carrière aussi brillante que précoce du violoniste et compositeur George Bridgewater. Emmanuel Dongala a donc, pourrait-on dire, « rempli les trous » par la fiction qu’il a imaginée pour nous parler de ce jeune homme mais surtout de tout ce qui est en train de bouger dans la société de cette fin du 18e siècle, à commencer par la révolution française, et bien sûr la question de l’esclavage et du statut de l’homme noir.
« C’est un travail qui m’a pris plusieurs années pendant lesquelles non seulement j’ai suivi des cours d’histoire de la musique, j’ai consulté de nombreux ouvrages, documents et articles, je suis allé à de nombreux concerts, mais j’ai aussi visité les sites importants d’Eisenstadt, de Vienne, de Londres et de Paris où se déroule l’histoire. »
Ce sont probablement ces longues études et nombreuses recherches qui se trouvent à l’origine de quelques longueurs fort didactiques et superflues, ou même carrément invraisemblables, comme cette petite servante d’auberge qui explique à George comment on procède à l’époque pour laver le linge:
Ce n’est pas un travail de tout repos: entasser le linge sale dans d’énormes baquets en bois, le recouvrir d’une toile sur laquelle on répand de la cendre préalablement tamisée, puis jeter par-dessus cette toile des chaudronnées d’eau bouillante et attendre ensuite que cette eau filtre lentement à travers le tissu poreux et imprègne le linge sale. […] Et le lendemain, sortir le linge détrempé des baquets, le charger sur une brouette et transporter le lourd fardeau au lavoir. Une fois au lavoir, tremper ce linge sale dans des bacs de lavage, le battre et le frotter énergiquement sur les planches à laver, le retourner et le rincer plusieurs fois avant de l’essorer péniblement à la main.
Mais que cet aspect didactique ne rebute pas le lecteur et qu’il le prenne comme une garantie que tout le reste a été également fouillé et vérifié, à commencer par les nombreuses rencontres parisiennes: Olympe de Gouges, Condorcet, Jefferson, Desmoulins, Lavoisier.
Bref, une belle histoire, un beau destin d’artiste et cette découverte, pour moi, que la fameuse Sonate numéro 9 dédicacée à Kreutzer l’avait été, au départ, à George Bridgetown, « sonata mulattica composta per il mulatto Brischdauer, gran pazzo e compositore mulattico. » Grand fou et compositeur mulâtre, écrit Beethoven en haut de la partition.