Né à Gand en 1861 et mort à Bruxelles à l’âge de 46 ans – on ne vivait pas vieux, apparemment, dans la famille, lui-même était orphelin à un très jeune âge – il est sans doute moins connu que Verhaeren et Maeterlinck, deux autres célèbres élèves du collège Sint-Barbara à Gand, mais moins connu ne veut pas dire moins bon.
(d’accord, l’Adrienne n’est pas une grande fan de Maeterlinck mais elle ne va pas pour autant lui chipoter son Nobel
)
Charles Van Lerberghe n’est pas seulement l’auteur de poésie (symboliste) mais aussi de quelques histoires courtes, dont celle-ci, qui m’a bien fait sourire:
Si j’étais Dieu
ou comment je devins écrivain
Le narrateur y évoque son instituteur de l’école primaire,
« un vieux prêtre, fort savant et pratique. Il aimait les lettres, avait lu Jansénius, Descartes, et savait réciter Boileau par cœur. Par contre il était d’une ignorance crasse, énorme, fabuleuse en mathématiques, et c’était un saint homme. Il prisait, avait de grandes lunettes et un air doux et rêveur à la Spinoza. »
Celui-ci a l’habitude de donner à ses jeunes élèves des sujets de composition originaux. Un jour de juin, il leur propose
« Que feriez-vous si vous étiez Dieu ? »
Ce sujet me surprend un peu, aujourd’hui, quand j’y songe, mais en ce temps il ne me surprenait guère, ni moi, ni personne.
Dieu, dans notre éducation religieuse, était une personne aussi familière – quoique plus mystérieuse, – que le bourgmestre, le curé, le meunier ou le barbier du village, et la question n’avait pas plus d’importance que si on nous avait demandé ce que nous ferions si nous étions ces personnes-là. Peut-être aurions-nous même été plus embarrassés ?
C’était d’ailleurs la manie de notre vénérable maître de nous proposer ce genre de questions si à la portée d’imaginations enfantines. C’est ainsi que nous avions déjà eu, cette même année, à répondre à la question : que feriez-vous si vous étiez un tigre ? Que feriez-vous si vous étiez le vent ? »
L’enfant se met donc à réfléchir pour traiter le sujet de manière originale, car il a l’ambition de décrocher le premier prix de composition. Il sait que son instituteur aime « les imaginatifs », il aime qu’on le surprenne et qu’on lui raconte des choses auxquelles lui-même n’avait pas pensé.
« Il faut faire, me dis-je, quelque chose de rare, de surhumain, d’absolument divin. Etant Dieu je dois agir en conséquence… et je me creusai la tête comme on creuse un grand trou avant d’y jeter l’humble gland qui doit devenir un chêne. »
Il mordille donc longuement son porte-plume à la recherche de la bonne idée: que ferait Dieu? Du bien? ce ne serait pas original. Du mal? alors il n’est plus Dieu et peut-être que l’enfant serait puni pour blasphème. Se changerait-il en quelque chose? en humain? Rien de neuf, là non plus.
Et c’est en réfléchissant à ce que lui-même en cet instant aimerait faire qu’il trouve l’idée qui étonnera son vieux maître:
« Je prendrais le monde dans une main et un long fil dans l’autre, puis frrrt!… tourne! Elle [la toupie] serait lancée dans l’espace et bourdonnerait ! Je courrais derrière avec un fouet et taperais dessus. Tourne, vieille toupie, tourne ! Puis, je la lèverais entre deux doigts et la ferais tourner dans ma main ; puis je la laisserais tomber de nouveau dans l’espace et fouette !… Tout à coup, je m’arrêtai d’écrire, bouleversé. Une idée me traversait la tête : Est-ce bien nouveau ? Que diable ! Dieu sait si ce n’est pas ça qu’il fait de toute éternité ? »
Charles Van Lerberghe, Si j’étais Dieu ou comment je devins écrivain (1910) in Contes hors du temps, Espace nord, 1992 http://www.espacenord.com/contes-hors-du-temps–9782804007782.htm.