
Merci à Walrus pour cette photo au Défi du samedi 729, il faut juste imaginer un pigeon au lieu de la mouette 🙂
« Depuis qu’il avait compris que ces bestioles avaient des compétences expertes pour chier sur les statues, Anton avait commencé à élever des pigeons. Il les appelait amoureusement ses « chionautes » et en ces temps de disette (1) se privait avec plaisir de nourriture pour que ses forces aériennes ne manquent pas de graines. Liliya ne comprenait pas bien d’où lui venait ce subit fanatisme. Ils venaient juste d’emménager dans un bloc déprimant du quartier de Zaimov, envoyés là précisément parce qu’il était déprimant. Et bien sûr aussi parce que le contrôle social y était gigantesque. Une paire de fois par jour, dans l’ascenseur, vous faisiez la causette avec votre propre délateur. De plus, on soupçonnait fortement que ces appartements érigés à la hâte avaient été pourvus dès le départ de tous les systèmes d’écoute, les services de sécurité ne devaient même plus forcer la serrure pour cacher des micros derrière le papier peint. Sous le communisme, le « clé sur porte » était véritablement du clé sur porte.
Liliya supposait qu’avec cet absurde élevage de volatiles, Anton combattait la nostalgie d’un jardin. Sur son triste petit balcon, malgré ses deux mains gauches, il bricola un pigeonnier qui surpassait largement la plupart des immeubles de Sofia en ce qui concernait la solidité et d’autres normes de construction; il dévorait tout ce qui s’était publié sur les pigeons et oubliait même de se saouler quand il entraînait son armada ailée.
Il lui fallait dix-neuf pigeons et il tenait à ce nombre. Dix-neuf pigeons auxquels il donna un premier entraînement militaire. Au départ, le principal objectif était de les faire revenir à leur base. De ces dix-neuf pupilles, il en a ensuite sélectionné six, les Six d’Anton, l’élite, pour une formation avancée de chionaute. Les treize pigeons déclassés ont eu le cou tordu et ont été offerts à la voisine du dessous, en compensation de son étendoir à linge régulièrement sali.
Sur ce balcon il y avait aussi une statuette (Madone-qui-louche, avec Enfant, héritage de sa belle-famille, 18e siècle) et les oiseaux qui déposaient un gros caca sur elle recevaient une double portion de nourriture. Au fil du temps, seuls ceux qui chiaient sur la statuette recevaient à manger, le reste pouvait crever. Le pigeon sorti gagnant de cette rude sélection fut baptisé Youri Gagarine, un superpigeon, fort physiquement et mentalement, modeste, exigeant avec lui-même et avec les autres, se distinguant par son acuité d’observation dans chaque nouvel environnement, possédant une mémoire infaillible, des réactions vives; un animal en bonne santé, au transit intestinal souple et efficace (2). C’est avec celui-là qu’il allait faire de l’élevage.
Bien entendu, avec cette nouvelle folie, Anton s’était fait repérer par la sécurité nationale. Le pigeon, ce moyen de communication de l’espion, datait mais était toujours efficace! Les Allemands le savaient déjà pendant la Première guerre mondiale: économiser les balles si possible, mais jamais pour un pigeon! Beaucoup de gens sont morts pendant cette guerre, ce qui en était plus ou moins le but, mais des races entières de pigeons ont aussi été exterminées. Tout comme pendant la brève époque de sa carrière théâtrale (3), la maison fut mise sens dessus dessous par des agents à la recherche de matériel compromettant, à la grande joie de Liliya qui put ainsi récupérer des lunettes perdues. Mais ils en ont vite eu assez de retourner des chaussettes sales et se sont rendu compte que la passion colombophile d’Anton était parfaitement innocente. Ce n’était rien de plus qu’une occupation permettant à ce pauvre type d’oublier pendant quelques heures par jour sa misérable vie et son cancer.
Le douze avril, jour symbolique pour l’astronautique (4), le pigeon Youri Gagarine fut lâché dans le centre de Sofia pour un vol de 108 minutes au-dessus de toutes les statues que le leader bulgare Todor Jivkov avait fait ériger à sa propre gloire. Un buste fut conchié sur le nez. Le Monument pour la Paix reçut une salve, Karl Marx un gros caca sur la barbe. Et le Lénine du boulevard Todor Alexandrov (coordonnées 42° 41′ 52.0434″N – 23° 19′ 17.2884″E) atteint en plein dans le mille, sur son crâne chauve, par un caca coulant qui lui fit comme une perruque. Un chef-d’œuvre! »
Dimitri Verhulst, Het leven gezien van beneden (La vie vue d’en bas), Atlas Contact, 2016, pages 120-124 (traduction de l’Adrienne)
(1) on est en Bulgarie en 1979 (les notes sont de la traductrice 😉 )
(2) Dans son énumération des qualités du pigeon, Dimitri Verhulst s’amuse à parodier ce qui avait été écrit à l’époque sur Gagarine, comme on peut le lire ici: « Modeste ; […] mémoire fantastique ; se distingue de ses collègues par sa perception aiguë de l’environnement y compris à longue distance ; […] réactions rapides ; persévérant ; […] une extraordinaire capacité de concentration et […] très exigeant vis-à-vis de lui-même et des autres. »
(3) Anton, tout jeune auteur de théâtre en 1963, est arrêté dès la première représentation de sa pièce et interdit de poursuivre dans cette voie.
(4) date du lancement de la fusée avec le cosmonaute Youri Gagarine, en 1961.