J comme jaune

Il était là comme s’il l’attendait et d’une main il montrait la façade de son voisin: elle venait d’être peinte en jaune moutarde.

Het knalt! fait l’Adrienne en riant et il est bien d’accord.

Knallen‘ c’est le verbe qui exprime le crépitement sonore du feu d’artifice. Le bruit du bouchon de champagne qui saute. Ou du pot d’échappement troué.

Knalgeel‘, jaune pétant.

– Ils ont laissé les échafaudages, explique-t-il, parce qu’il faut encore une troisième couche.

Et voilà, se dit l’Adrienne un peu plus tard en poursuivant son chemin, tout ce quartier de maisons ouvrières made in 1922, qui est ‘site protégé’, ce qui interdit de facto d’isoler les murs extérieurs puisqu’il faut garder l’aspect authentique 1922, on a pu lui enlever ses jardinets de rue et on peut cacher la brique, les courbes et les reliefs sous les couleurs les plus diverses et les plus voyantes…

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Le cher petit monsieur à longue barbe grise apparaît ici depuis une dizaine d’années, j’aurais dû lui prévoir un tag. On peut le trouver ici, par exemple, sauf que ces dernières années il est passé de la pipe aux cigarillos 🙂

N comme noir

C’est Concetta qui en avait fait la remarque, dès le deuxième jour:

– Je vois, dit-elle au guide, qu’en Grèce les femmes « d’un certain âge » portent le noir, comme dans la Sicile de mon enfance…

On avait senti les guillemets quand elle avait précisé « d’un certain âge », vu que le gros de la troupe avait plus de 65 ans. Mais personne n’avait relevé, pas même Jef.

– C’est vrai, a répondu le jeune homme. Quand une femme devient veuve, il arrive encore souvent qu’elle porte le deuil jusqu’à la fin de sa vie. Et pas seulement dans les villages retirés!

C’est tout pensif qu’il a ajouté:

– Je n’ai pas connu ma grand-mère autrement que vêtue de noir. Et elle était veuve à 45 ans.

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Merci à Monsieur le Goût pour son 123e devoir de Lakevio du Goût: « À quoi pense donc ce jeune homme si bien cerné par Aldo Balding ? »

O comme œuvre au noir

Chaque fois que l’Adrienne entre à la banque, elle se demande qui a eu l’idée de cette décoration de murs beiges et de tableaux anthracite, quel en est le but ou le message et ce qu’en pensent les employés qui ont ça sous les yeux quotidiennement.

Elle n’a encore jamais osé le leur demander, de peur de leur faire prendre douloureusement conscience de la « tristitude » de leur environnement.

Bref, elle n’aime pas 😉

V comme vin orange

Avoir eu à la fois un père et un mari tous deux très partageurs de leurs connaissances encyclopédiques dans le domaine du vin n’empêche pas que, quand l’Adrienne a vu le titre disant que « les vins oranges sont à la mode« , elle a d’abord lu et compris « vin d’oranges« .

Probablement parce qu’elle avait en tête l’amie Colo, sa recette de gâteau à l’orange de son jardin des délices sur son île merveilleuse, alors en plein dans la tourmente Hortense.

C’était le week-end dernier, et ici la nouvelle ne nous était même pas parvenue.

Ni celle de la mode du vin orange.

Adrienne mémérise

C’est grâce à grand-mère Adrienne et à la chicorée De Lelie

 projet 52,photo,adrienne,souvenir d'enfance

que l’Adrienne dispose de toute une gamme de petits mouchoirs, rose tendre, jaune clair, parme, vert d’eau…

de sorte que l’Adrienne – depuis toujours – prend bien soin d’assortir le mouchoir aux chaussettes

comme elle assortit les chaussures au sac, le foulard à la robe, les gants à l’écharpe.

Or que vient-elle d’apprendre?

Assortir les couleurs, c’est mémériser.

mémé

Si vous ne connaissiez pas encore le mot, lisez l’article d’où vient cette photo. Où on reproche – en gros – à la star d’avoir le look de l’âge qu’elle a.

Alors qu’elle a poussé le souci du détail jusqu’à harmoniser les couleurs de sa tenue à celles du décor 🙂

Vous pouvez bien sûr, comme l’Adrienne, continuer à accorder soigneusement les couleurs, en vous disant que « La mode, c’est ce qui se démode » et que par conséquent d’ici peu votre manie de mémé sera du dernier chic.

Il suffit, disait le père de l’Adrienne, de laisser pendre un vêtement assez longtemps dans ta garde-robe. Un jour ou l’autre, tu pourras le ressortir.

Nulle ne met ce conseil mieux en pratique 😉

C comme Cecilia

18-07-22 (20) Longhi

Dans la pièce sombre et fermée sur elle-même, hiver comme été, que ce soit pour se garder de la chaleur, du froid, ou de la pestilence du canal, Cecilia Maria est resplendissante de blondeur, de fraîcheur rose et bleue, au milieu des trois hommes qui assistent à sa leçon de chant.

L’oncle Gandolfo, toujours vêtu de noir de la tête aux pieds, se tient tout près d’elle, jusqu’à toucher la soie bruissante de sa jupe, frôler son bras ou sa main, toute son attention tendue vers elle. Il ne s’occupe pas de Padre Antonio, qui prise son tabac en les observant. De toute façon, le Padre ne dira rien. Le Padre sait quels intérêts sont en jeu.

Le maître de musique, debout derrière l’épinette, a les yeux baissés sur la partition qu’il tient en mains. Il n’est là que pour la forme. Mais peu lui importe, la contessa paie honorablement les leçons pour sa fille et la collation est de qualité.

Cecilia Maria chante une canzonetta d’amore tout en regardant son oncle, qui lui a promis un fiancé. Jeune et bien fait, lui a-t-il assuré. Bien mieux que celui que sa mère prétend lui faire épouser. Elle met tout son cœur dans son chant en pensant à un jeune homme qu’elle n’a même pas encore vu en portrait.

D’ailleurs, des hommes, Cecilia Maria ne sait rien de plus, ou presque, que ce qu’elle peut voir sur le tableau accroché derrière elle au mur du salon de musique.

A ses pieds, son petit chien s’impatiente. C’est l’heure de la collation, la servante a du retard.

Lui seul entend ses pas dans le couloir et sent les effluves du chocolat chaud et des gâteaux tièdes aux amandes et aux fruits confits.

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Tableau de Pietro Longhi, La Lezione di musica, photographié à la Gemäldegalerie à Berlin en juillet 2018. Je n’ai parlé qu’une fois de ce peintre, après une visite du musée de Venise (Ca’Rezzonico) où se trouvent plusieurs de ses oeuvres intimistes, que j’aime beaucoup.

Texte écrit d’après les consignes de Caro qui voulait un tableau, des couleurs et les cinq sens. Merci Caro!

U comme Untermensch

untermensch noir 1920

– Plus jamais, a décrété monsieur Neveu au terme du séjour berlinois, plus jamais je ne mettrai les pieds sur le sol allemand.

Il faut le comprendre: ce sont de ces serments qu’on se fait quand on a dix-huit ans. Mais il est vrai aussi qu’il a dû avaler quelques couleuvres. Comme petit Français.

– Comment, dit la dame au guichet, vous êtes étudiant et vous ne parlez pas l’anglais? Chez nous tous les étudiants savent l’anglais!

Chez nous aussi, se dit l’Adrienne, mais elle préfère ne pas polémiquer. Monsieur Neveu lui aussi connaît probablement assez d’anglais pour répondre à la question: « à quelle université étudiez-vous? ». Seulement, il n’en voyait pas l’utilité. D’abord parce que ce nom de la France profonde ne lui dirait sûrement rien et ensuite parce qu’elle lui refusait de toute façon l’entrée au tarif étudiant.

En France, paraît-il, il faut remettre sa carte d’étudiant à la fin de l’année académique et on vous la rend au début de la suivante. Pendant les vacances, vous n’êtes donc pas étudiant. Ou en tout cas, il vous est impossible de le prouver dans les musées allemands.

Même topo avec la dame de l’hôtel – « et ce jeune homme-là? il ne parle pas anglais? chez nous les jeunes parlent bien l’anglais! ». Monsieur Neveu fait celui qui n’a pas entendu et regarde ailleurs.

Il était pourtant parti plein de bonnes intentions, l’Adrienne lui avait appris les mots magiques, ‘Danke!’, ‘Guten Tag!’ et même ‘Entschuldigung!’

Le premier jour, au musée de l’histoire allemande, des affiches de la période nazie illustrent la mentalité qu’on voulait faire adopter par chacun. L’une d’elles montre les trois types possibles de race allemande et dans le présentoir d’à côté sont exposés les instruments de mesure nécessaire à vérifier si l’écartement des yeux ou la longueur du nez correspondent aux critères. Ainsi que tout un échantillonnage de couleurs de cheveux. 

Dans le train du retour, l’Adrienne et monsieur Neveu décident qu’ils fabriqueront le même genre d’affiche: on y verra qu’au fur et à mesure que la peau s’assombrit, le niveau de gentillesse envers le touriste étranger augmente.

« On dirait, écrit un Français en commentaire sur le site de réservation de l’hôtel, que les gens ne savent pas ce que c’est un sourire. »

Au bout de huit jours à Berlin, l’Adrienne et monsieur Neveu peuvent vous le certifier: ce n’est pas une exagération. 

***

L’affiche en photo date de 1920: on y dit que les femmes allemandes protestent contre les forces d’occupation françaises en Rhénanie parce que les soldats français ont la peau noire: Protest der deutschen Frauen gegen die farbige Besatzung am Rhein.

O comme observation

Ierland1 (49) - kopie

Il a placé son chevalet de façon à voir le paysage de prairies, de haies et de murs, avec les moutons grisâtres qui paissent et quelques agneaux couleur de lait.

Ce serait plus simple de travailler d’après une photographie, mais il aurait l’impression de jouer faux, de peindre une falsification de la nature.

Et puis, surtout, il a besoin d’être sorti de chez lui. Pour voir le disque rougeoyant du soleil descendre doucement derrière la colline. Pour entendre les étourneaux lancer leurs cris de ralliement avant de s’abattre dans les grands arbres. Pour oublier qu’il sera bientôt une épave.

Entre ‘jadis et naguère‘, il maniait avec ardeur ses ciseaux de sculpteur. Aujourd’hui il a du mal à tenir la rampe pour monter les trois marches de sa maison.

Ou un pinceau.

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Photo prise en Irlande en avril 2015 – Ecrit pour 13 à la douzaine avec les mots imposés suivants: 1 lait 2 falsificationchevaletphotographie 5  ciseaux 6  épave 7  lancerdisque 9 mouton 10 naguère 11  rampe 12  paysage et le 13e pour le thème : observation

O comme oriflamme

Quand l’Adrienne quitte un couple d’amis vendredi soir, ils l’accompagnent jusqu’à la rue, la voiture, la boite aux lettres. 

L’ami attend un paquet, dit-il. Avec impatience.

L’Adrienne rigole, tu l’auras bien à temps, ton anniversaire n’est que le 20.

Ah mais c’est que justement, ce n’est pas pour son anniversaire, le paquet aurait dû arriver pour la fête des Pères, donc le 10. Or, il n’est toujours pas là et plusieurs fois par jour, l’ami va vérifier sa boite aux lettres, comme si ça faisait avancer plus vite son schmilblick.

L’Adrienne ne demande rien mais on finit par le lui dire: l’ami attend un drapeau.

Russe.

Parce que lui, à l’occasion du Mondial, ne va pas pavoiser aux couleurs belges, mais au blanc-bleu-rouge horizontal.

Il envisage même l’installation d’un mât.

Promis, vous aurez la photo 🙂