Accolé au nom des habitants de la ville, on lit ou entend souvent ici et là le mot « rasecht« , ce qui veut dire « de souche », le « vrai » (echt), celui qui a ces fameuses « racines » dans le terroir local.
Comme si les humains étaient des arbres.
– Mais que veut dire « rasecht« , demandait un ancien journaliste sur son compte fb, le genre de type qui aime souffler le chaud et le froid, dire tout et son contraire, affirmer, insinuer, créer la polémique.
L’Adrienne s’est bien gardée de lui donner la réplique, mais depuis, ça lui trotte dans la tête.
En faisant la queue chez le fromager (qui est une fromagère 😉 ) elle entend un homme lancer une phrase en néerlandais, passer au patois flamand, puis ajouter encore une réflexion en français.
– La voilà, se dit-elle en souriant, la voilà, la définition: le « rasecht« , il est trilingue et manie les trois langues locales avec aisance.
Puis mercredi soir le petit Mahdi vient sonner à la porte pour cueillir des figues.
Alors elle repense à son « rasecht« : le petit Mahdi ne l’est-il pas, lui aussi, puisqu’il passe aisément du français au néerlandais et vice-versa?
Il ne connaît pas le patois flamand, et alors?
Rares sont les moins de cinquante ans qui le parlent encore.
Le soir, quand Madame allume son téléphone portable pour une dernière vérification, elle pourrait chaque fois gagner un pari: dès que Lynn la voit en ligne, arrivent ses messages:
– Je vous ai vue marcher en rue, vous aviez l’air bien contente! – Ah oui, fait Madame, j’ai le sourire, en général, alors j’en reçois en retour, et même parfois je chante en marchant.
Lynn, plus rien ne l’étonne. Et ça discute jusqu’à ce que Madame dise « bon, maintenant il faut dormir ».
Ensuite évidemment Madame ne dort pas, elle pense aux petits soucis de Lynn, mais bizarrement ces conversations la mettent de bonne humeur. Ou plutôt umeur, comme on dit dans le dialecte du Val d’Aoste.
– Quelqu’un parmi vous est déjà allé au Val d’Aoste? demande Enzo, l’Italiano vero qui s’occupe du club de lecture italien.
Oui, le père de l’Adrienne y a emmené sa famille pour un aller-retour d’une journée, alors qu’ils étaient en vacances du côté de Chamonix et qu’une adresse valdostana lui était recommandée par un de ses guides culinaires.
Un repas mémorable, c’est vrai, dans une ferme où aucun menu n’était affiché et où des plats – savoureux mais gargantuesques – se succédaient sans qu’une parole puisse être échangée, pour cause de langue inconnue 😉
– Je pense, dit Lynn hier soir, que ma fille est déjà dans sa puberté!
La gamine a tout juste huit ans. Mais sa mère est une nature inquiète qui aime tirer ses enseignements médicaux d’internet.
– Elle n’était que 19e au cross de l’école, et normalement elle se bat pour être sur le podium. – Elle est peut-être juste fatiguée? dit Madame, qui n’ose pas ajouter qu’elle mange trop gras et trop sucré et se couche trop tard. – Je vais lui faire faire une prise de sang, dit-elle, elle avait soif, hier après l’école, j’ai peur du diabète.
En voilà une, se dit Madame, qui ferait mieux de lire des Gaston plutôt que encyclopédies médicales…
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Texte écrit d’après une consigne de Joe Krapov – merci à lui – qui demandait 1. de lister 12 mots ou concepts qui nous mettent de bonne humeur ; chacun d’eux commence par une des premières lettres de l’alphabet (A B C D E F G H I J K L) 2. de dire pourquoi et comment survient la bonne humeur.
Je me suis basée sur les tags qui reviennent le plus souvent sur ce blog et ça donne ceci:
En quittant Ostende dans le brouillard, mercredi dernier, on aperçoit une inscription qu’on n’avait pas remarquée avant. Elle est en patois ostendais, « zeg nie toet ziens« , ne dis pas au revoir.
– Kèskecèksa? se demande l’Adrienne en route vers la gare.
Un premier indice de réponse se trouve dans sa situation, entre l’Oosteroever, le quartier des pêcheurs, du port de pêche et de la criée aux poissons, et le « vistrap » où les épouses vendent la pêche de la nuit précédente.
Ostende a eu au siècle dernier deux dames, femmes, filles, sœurs de pêcheurs qui ont joui d’une belle notoriété locale comme chanteuses de « Oostendse levensliederen« , la chanson réaliste aux thèmes liés à la mer et à Ostende.
D’où cette petite phrase extraite de l’une d’elles.
Juste derrière, si vous agrandissez la photo, vous pouvez voir les notes des premières mesures du Plat pays de Jacques Brel, qui commence par les mots « Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague… »
Si quelqu’un veut une traduction, il n’a qu’à demander 😉
C’est une déclaration d’amour à son homme qu’elle appelle « son capitaine de la marine » même s’il n’en a ni les galons, ni le képi à dorures.
C’était un grand type dans le genre Omar Sy qui parlait bien fort à cause des deux ou trois mètres de distance qu’il respectait envers le vieux petit monsieur à longue barbe grise.
Il parlait français, au grand étonnement de l’Adrienne.
Dès qu’il s’est éloigné, elle s’est tournée vers le bonhomme et lui a demandé:
– Versta je Frans? (1) – Bah nienek! a-t-il répondu dans son néerlandais patoisant, démontrant que même s’il n’était pas originaire de cette ville, il était de pas trop loin, vu qu’il accole un pronom à ses réponses en oui ou non (2).
Non, il ne comprend pas le français:
– Je fais semblant, ajoute-t-il, rigolard.
Et l’Adrienne ne sait pas qui il trompe le plus avec cette blague, elle ou Omar Sy.
Quelques maisons plus loin, Omar Sy attend qu’on lui ouvre une porte où il a sonné. – Alors? fait-il, il comprend le français? – Il me dit que non… – Moi je suis sûr qu’il comprend!
Bref, il a de l’humour, le bonhomme 😉
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(1) Tu comprends le français?
(2) on accole le pronom sujet par élision (ik, het) ou apocope (tous les autres) à « ja » (oui) et « neen » (non) – le phénomène est illustré dans la vidéo ci-dessous pour le « ja » en ouest-flamand.
C’est depuis les années soixante qu’avec un zèle féroce on expurge du néerlandais tout ce qui « ne se dit pas ainsi aux Pays-Bas », alors que la langue se standardise depuis le 14e siècle principalement sur la base des parlers flamands et brabançons.
Un tas de mots parfaitement corrects et attestés depuis longtemps – on ne parle pas ici de « belgicismes » – ont été estampillés « Zuidnederlands« , ce qui se traduit par « néerlandais du sud ».
Hé oui, on est le sud des voisins du nord 😉
Recevoir l’étiquette « Zuidnederlands » équivaut à dire « folklorique ». A éviter, donc, si on est traducteur ou écrivain. Présentateur radio ou télé. Journaliste.
Des chartes du bon langage sont éditées – la télé flamande a la sienne – et des comités de contrôle mis en place.
En parallèle, les dialectes disparaissent à la vitesse grand V et dans nos universités, les linguistes spécialisés en dialectologie ne peuvent que le constater depuis plus de vingt ans.
Les derniers « locuteurs natifs » à les avoir utilisés quotidiennement dans toutes les circonstances de la vie appartiennent à la génération des grands-parents de l’Adrienne, c’est-à-dire des gens nés dans le premier quart du 20e siècle.
Aujourd’hui on est donc arrivé au point où des comités, ici et là, essaient de faire revivre le parler local avec son vocabulaire particulier et ses expressions uniques.
L’Adrienne, élevée en patois par sa grand-mère jusqu’à l’âge de cinq ans, a fait dimanche dernier le test de ses connaissances patoisantes et a obtenu un 7/10.
Et bien vous savez quoi?
Elle est déçue 😉
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pour ceux que ça intéresse et qui connaissent le néerlandais: dialectloket (université de Gand)
Quand belle-maman affirmait « ik ben maar een halve panne« , c’est qu’elle avait besoin de tout notre soutien et de beaucoup de douceur, de beaucoup de patiente prévenance.
Belle-maman, infiniment plus maternelle et aimante que ma propre mère, héroïque manager du quotidien et de ses embrouilles domestiques ou familiales – cinq enfants, tous de couleur politique différente, cinq beaux-enfants, venus de toutes les provinces de la région flamande, quatorze petits-enfants – avait parfois besoin qu’on inverse les rôles.
Belle-maman, jamais calme, jamais « cool » – ce mot n’existait pas dans son vocabulaire – et affichant le plus grand mépris pour celles qui cherchaient l’évasion, la méditation et autres choses du même genre. Femme de devoir. Roc. Pilier de sa famille.
C’est une grande leçon de vie, de voir qu’une femme aussi forte, sur qui chacun s’appuie sans modération depuis toujours, puisse laisser tomber sa carapace et accepter qu’on lui dise:
Là, mets-toi là, dans le fauteuil. Je m’occupe de tout.
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« ik ben maar een halve panne« , en ouest-flamand, en tout cas à Ostende, signifie qu’on ne se sent pas dans son assiette – ce texte en hommage à ma belle-mère, écrit pour Les Plumes d’Émilie – merci Émilie! – avec les mots imposés suivants:
CALMER – SOUTIEN – DOUCEUR – HEROIQUE – PATIENT – COOL – GRRR – MEDITATION – MATERNEL – MODERER – Soit 10 mots avec ceux que j’ai ajoutés. Si vous le voulez, je vous en laisse 3 autres : EMBROUILLE – EVASION – EVEIL
Regardez ce passage du film ‘Aanrijding in Moscou‘ (2008)– une collision, un accrochage à Moscou, un quartier populaire de Gand, Flandre Orientale – où on voit l’événement déclencheur de l’histoire. La traduction du dialogue se trouve sous le billet.
Matty, la quarantaine et presque autant de problèmes (en instance de divorce, trois enfants à élever, un boulot de m…, une bagnole qui tombe en ruine etc) heurte le camion de Johnny en quittant le parking du supermarché.
L’échange verbal entre les deux est, disons-le proprement, assez vif. Et en patois gantois.
A Ostende, où devait normal avoir lieu cet été le festival annuel dédié au cinéma, on a refait la même scène.
Mais avec des enfants dans les rôles de Matty et Johnny.
Et en patois ostendais.
Traduction de ce dialogue:
– Godverdomme! (nom de dieu!) – Maman, mais qu’est-ce que tu fais? – (à Johnny, descendu de son camion) Désolée, je faisais marche arrière… désolée! – Désolée!? – Oui… – Désolée mon cul. Faudra payer, hein, Madame! – Comment ça? – Quoi ‘comment ça’? Une bosse dans mon camion… ça va vous coûter cher… il est assuré, au moins, votre landau? (‘kindervoiture’, jeu de mot sur voiture et landau, vu qu’elle a ses trois enfants sur la banquette arrière) – Eh là! un peu de respect! et qui dit que c’est de ma faute? – Eh là Madame! c’est vous qui sortez du parking, c’est vous qui faites une manœuvre! Vous n’avez pas regardé dans votre rétroviseur… – Oui et vous, qu’est-ce que vous faites avec ce mastodonte sur le parking? – Non, non, désolé, je le connais, ce truc-là. – Ce truc! – Oui, Madame, ce truc. Ce n’est pas vous qui allez me couillonner. Allez, prenez votre formulaire pour le constat. – Oui? et où elle est, cette bosse? – Mais Madame! vous êtes en train de la regarder! – Ça, ici? mais c’est une petite bosse de rien du tout! Par contre mon coffre… – Commencez pas comme ça, hein! Je vous connais, les femmes de votre sorte! vous êtes toutes les mêmes! – (intervient un troisième personnage) Excusez-moi, madame, monsieur, je pense qu’il vaut mieux rester calme… – Calme? Mais je suis calme! c’est monsieur le viking ici, avec son dix tonnes, qui n’est pas calme! – Vous avez vos règles, sans doute? – Et vous? vous vivez encore chez votre mère, je parie? – (nouvelle intervention du troisième) Madame… Monsieur… – Maintenant je le sais! – Quoi? – Et bien, ce qu’on dit des types avec un camion!
Plus le camion est grand, plus la bougie est petite!
(traduction de l’Adrienne, qui s’est bien amusée :-))
Dans la grande famille du grand-père maternel, celle où grand-mère Adrienne est entrée par son mariage – elle qui était fille unique – il n’y avait qu’une seule bonne recette de gaufres, détenue par une seule personne: la Mater Familias, Marie-Angélie.
Seules deux de ses belles-filles ont réussi à devenir les dépositaires de la fameuse recette – et vous imaginez avec quelles papilles critiques leurs gaufres étaient goûtées et évaluées à l’échelle de celles de la Mamma, jamais égalées, évidemment, toujours approchant, toujours manquant ce petit je ne sais quoi…
Gaufre, en néerlandais wafel, dans le dialecte de grand-mère Adrienne, woefo.
Mais quand elle disait « kgoe a ne woefo geiven! » (« je vais te donner une gaufre », c’est-à-dire une baffe) il fallait se tenir à carreaux.
Même si elle ne mettait jamais sa menace à exécution – elle était bonne comme le bon pain – le menacé savait qu’il ne devait pas lui courir sur le haricot, que la coupe était pleine.
Inspiré par la consigne de Joe Krapov – un grand merci! – Recette (24 mars 2020) Que faire quand on est confiné chez soi, avec interdiction de sortir faire du sport, pour continuer à rester en forme ? Deux solutions : soit jeûner, soit bien manger ! Vous avez certainement par-devers vous une recette (de cuisine, de santé, de zénitude, etc.). Partagez-la avec nous et surtout dites-nous de qui vous la tenez et quels sont les souvenirs qui y sont attachés.
Plus quelques expressions « culinaires » 🙂
Photo de famille de l’Adrienne et photo de gaufres d’Anastasia Zhenina sur Pexels.com
Samedi matin, l’Adrienne a failli s’étrangler dans son café en lisant cette question existentielle typiquement flamande: dois-je élever mon enfant dans la langue néerlandaise standardisée? Cette langue, argumente l’auteur de l’article, n’existe pas puisque personne ne la parle.
Toute sa vie déjà l’Adrienne – et avec elle tous les Flamands – ont été confrontés à cette question de la koinè: faut-il imiter la façon de parler hollandaise? faut-il bannir les mots typiquement flamands?
Depuis toujours, la réponse à ces questions a été: oui! Un oui virulent: il n’y a qu’une norme, c’est le néerlandais de la Hollande. Donc on est élevés à coups de ‘ne dites pas… mais dites’ et on se sent ‘mal dans sa langue’, infériorisés, à vie.
Pourtant, quand on rencontre des Hollandais, on se rend compte qu’eux non plus ne parlent pas la koinè… Chaque région a ses accents et ses typicités lexicales, pas seulement en Flandre. Mais le Hollandais le fait sans le moindre complexe, apparemment.
Des générations de profs ont enseigné à des générations de petits Flamands qu’il faut dire ‘jij bent’ et non ‘gij zijt’, ‘ham’ et pas ‘hesp’, ‘schooletui’ et pas ‘pennenzak’. La liste est longue, très longue, et donne surtout le sentiment que dès qu’on ouvre la bouche, on commet des impairs.
Ces mots imposés ‘d’en haut’ servent souvent à égayer les repas de famille, quand les enfants organisent un petit concours pour tester les adultes sur leur savoir fraîchement acquis avec leurs instituteurs. Mais dans la vie courante, personne ne les utilise. Si chez le boucher on disait ‘een plakje ham’, il n’est pas certain qu’il comprenne qu’on veut une tranche de jambon.
Bref, la question continue de donner des débats houleux, à forte charge émotionnelle, débats dans lesquels les arguments deviennent très vite ad hominem.
C’est pourtant une question essentielle, car si les Flamands maîtrisent la koinè tout en ne l’utilisant pas, que doivent faire les nouveaux arrivants, de plus en plus nombreux, à qui on apprend la langue standard mais qui se rendent très vite compte qu’elle ne leur est que peu utile dans la vie quotidienne?
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source de l’illustration icisous le titre ‘Le Flamand adore son dialecte mais ne le parle presque plus‘ la ‘tussentaal‘ a remplacé les dialectes, une sorte de koinè pour la Flandre – un autre article sur le sujet ici et une étude sur le cas des jeunes de Flandre Occidentale ici.
Depuis que grand-mère Adrienne n’est plus là, je n’ai plus beaucoup l’occasion d’exercer mes connaissances de notre patois. Et je ne suis pas la seule. Les derniers à avoir été élevés en patois appartiennent généralement à la génération de ma mère.
La troupe de théâtre qui monte la revue traditionnelle, avec des personnages tirés du folklore de la ville, dans une action pimentée par l’actualité politique et économique du jour, a de plus en plus de mal à trouver des acteurs-chanteurs capables de pratiquer le « vrai » patois de façon plus ou moins convaincante.
Même la connaissance passive se perd et parmi le public, de plus en plus de gens ont des difficultés à tout comprendre. Au point que pour les chansons, cette année on a mis des sous-titres
Aussi suis-je toujours un peu étonnée d’entendre Monsieur l’Entrepreneur s’adresser en patois à ses ouvriers, même à celui qui s’appelle Ahmed.