R comme Rachel

Quand la petite ne trouve plus aucune autre occupation – ni un jeu de cartes avec l’arrière-grand-père, ni les conversations de grand-mère avec ses cousines et amies – elle demande la permission d’aller au salon.

Il y a là un tiroir plein de vieilles photos de famille, bébés nus sur peaux de mouton, communiants et communiantes, fiancés et mariés, quelques soldats en uniforme ou religieuses à cornettes, que la petite observe, classe et reclasse.

Il faut faire de jolis tas sinon le tiroir ne ferme pas.

Jamais grand-mère Adrienne ne s’est occupée de les mettre dans un album, pas même les photos de ses propres vacances ou événements familiaux.

Celle qui fascinait le plus la petite est une photo de trois jeunes femmes en maillot de bain rayé, barbotant dans la mer à Knokke-le-Zoute.
Ni grand-mère ni ses amies ne savaient nager.

– Là à ma droite, explique grand-mère, c’est mon amie Rachel.

Ce que la petite s’est empressée de noter scrupuleusement au verso, dans son écriture enfantine, et ça lui sert bien aujourd’hui 😉

Derrière les trois naïades, on voit les cabines montées sur roues et tirées par des chevaux pour que les baigneurs – et surtout les baigneuses – n’aient pas à affronter les regards indiscrets et puissent tout de suite entrer dans l’eau.
Puis en sortir tout aussi discrètement, se sécher et se rhabiller.

« Comment pouvait-on se baigner dans un tel accoutrement? » demande Monsieur le Goût en proposant ce tableau de Caillebotte pour son devoir du lundi, et l’Adrienne ne sait pas s’il voulait parler du côté pratique ou de l’aspect esthétique.

Car la photo des trois naïades des années 1930, l’Adrienne ne la publiera pas, elle est sûre que ça déplairait à sa grand-mère, son maillot rayé n’a rien de seyant et son bonnet de bain ne la rend pas plus jolie.

S’il s’agit du côté pratique, c’était bien pire avant la guerre de 14, où les baigneuses ne pouvaient tout simplement pas nager, encombrées qu’elles étaient par des vêtements qui les enveloppaient des pieds à la tête et qui devaient peser des tonnes, vu que ces tissus absorbaient l’eau.

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Le bain de mer était réputé excellent pour la santé, voyez par exemple ce compte-rendu de la saison d’été 1845 à Ostende. En image ça donne ceci. Les premières cabines de plage apparaissent déjà à Ostende en 1784.

Un bon résumé ici, où l’on peut voir le dessin d’Ensor se moquant des baigneurs et baigneuses et où on peut lire que les adeptes du nudisme existaient déjà au début du 19e siècle et que bien sûr ils étaient Allemands 😉

Et pour ceux que ça intéresse, une étude sur le tourisme balnéaire en France et en Belgique vers 1850 ici.

Question idiote

Selon le site où on l’a trouvée, cette photo daterait de l’ère victorienne, donc de la seconde moitié du 19e siècle.

Le geste que font ces dames, se frotter les deux index l’un contre l’autre, à plusieurs reprises, aurait comme signification « shame!« , honte sur toi.

Il y a eu un gros déclic dans la tête de l’Adrienne (oui oui 😉 ) parce que ce geste-là se faisait aussi dans la cour de récré de l’école primaire, fin des années 60.

Si elle se souvient bien, c’était une forme de moquerie.
Une façon de traiter l’autre de bébé ou de minus.
Mais les souvenirs sont flous.

Ce qui étonne l’Adrienne avec cette photo, c’est qu’apparemment ce geste existait déjà un siècle plus tôt et dans d’autres pays de par le monde: ce cliché se retrouve sur les réseaux sociaux où des gens d’est en ouest, de la Tchéquie aux USA, réagissent exactement comme l’Adrienne, « Ah! oui! j’avais oublié mais on faisait ça quand on était petits! »

D’où la question idiote qu’elle se pose: comment ces petits gestes voyageaient-ils d’une cour de récré à l’autre, de pays en pays, quand il n’y avait ni internet ni autres tiktokeries pour les populariser?

N comme Nelly

Derrière le nom de ses cousines, grand-mère Adrienne avait l’habitude d’ajouter une précision pour bien savoir de qui il était question.

Dans le cas de ses cousines Jeanne et Marguerite, c’était utile, vu qu’elle en avait deux de chaque, donc elle disait d’une traite « Jeanne de l’oncle Richard » ou « Jeanne de tante Léonie ».

Dans le cas de Nelly, mini-Adrienne ne voyait pas l’utilité de dire « Nelly-de-Bruxelles », vu qu’à sa connaissance il n’y en avait qu’une seule dans la famille, mais l’autre jour ça s’est avéré fort utile:

– Nelly-de-Bruxelles a demandé comment tu allais et pourquoi tu ne lui téléphones plus, a-t-elle dit à sa mère.

Et de cette façon elle savait tout de suite de qui il s’agissait.

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L’arrière-grand-père (sur la photo ci-dessus, prise peu avant la guerre de 14, avec son épouse et sa fille, grand-mère Adrienne) et sa sœur Léonie, tous deux nés au 19e siècle, sont devenus nonagénaires, de sorte que mini-Adrienne a eu la chance de les connaître.

G comme gasse

Comme l’Adrienne était passagère et s’asseyait à l’arrière de l’auto, chose qui n’arrive que très rarement, au moment de claquer la portière il lui est revenu une petite phrase que disait son père avant de démarrer, quand la mère et les deux enfants étaient installés: « Fermez les gasses! »

Mini-Adrienne a toujours pensé que ce mot-là aussi, tout comme goulaf, lui venait du temps de son service militaire à Spa, où il a appris à conduire, et que son origine était wallonne.

Elle n’a jamais eu l’idée de lui demander d’où il le tenait, il était unanimement compris et accepté dans le sens « fermez les portières ».

Il était donc temps de consulter un expert ès wallon, qui suppute une origine plutôt germanique.

N’est-ce pas que c’est beau le mystère des langues et du voyage des mots 🙂

Adrienne sème

Petite fille, elle a joué quelquefois à ce jeu magique, jusqu’à ce qu’un jour son grand-père la surprenne et lui dise qu’ainsi, elle « semait des mauvaises herbes ».
Elle ne l’a plus jamais fait.

Dans les années quatre-vingts, quand elle a eu son propre jardin, elle était partagée entre deux contraires: la fleur est belle, utile aux pollinisateurs et fait de délicieuses gelées, les feuilles se mangent en salade à un moment où rien de frais ne pousse dans les jardins, mais la mode était aux pelouses bien « propres » et Monsieur Mari maniait le pulvérisateur.

Aujourd’hui dans le jardinet en ville, les censeurs sont toujours là.
L’Adrienne a trouvé un compromis: elle laisse venir la floraison puis coupe la tige au moment où les graines vont se former.

Ce qui demande bien sûr une inspection quotidienne minutieuse.
Et chaque fois elle pense au petit Prince et à ses graines de baobabs 😉

Merci à Bricabook et à @ Johannes Plenio pour la photo du jeu 432!

U comme un, deux, trois!

« Le quadrille est en fait une contredanse », lit l’Adrienne après avoir pris connaissance du mot proposé par Walrus au Défi du samedi, mais ça ne l’avance guère, ça lui rappelle juste une petite phrase de la comtesse de Ségur, prononcée par Yolande Tourne-Boule à l’intention de Léon, pour lui dire qu’elle l’engage pour la première contredanse à l’occasion d’un bal que sa mère ne manquera pas de donner dès qu’ils seront installés dans leur bel hôtel parisien.

Oui, l’Adrienne vers ses onze ans a tellement lu Les vacances qu’elle peut encore en réciter des passages par cœur 😉

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Pour les autres fans de la Comtesse, voici le passage:

« Je suis très satisfaite, messieurs et mesdemoiselles, dit-elle, de vous connaître avant de quitter le pays ; j’espère que vous viendrez me voir à Paris, à l’hôtel Tourne-boule, qui est à mon père, et qui est un des plus beaux hôtels de Paris. Je vous ferai inviter aux soirées et aux bals que ma mère compte y donner. Et même, pour ne vous laisser aucune inquiétude à ce sujet, je vous engage, monsieur (s’adressant à Paul), pour la première valse, et vous, monsieur (s’adressant à Jean), pour la première polka, et monsieur
(s’adressant à Léon), pour la première contredanse. »

Pour les Die Hard, il y a même le texte entier en e-book gratuit, merci la Bibliothèque électronique du Québec!

Question existentielle

Chaque mardi après-midi depuis l’automne dernier, l’Adrienne traverse ce quartier où elle n’était plus allée depuis l’enfance.

Chaque fois elle passe devant la boucherie qui a été celle du père de son grand-père, là où armé de grands couteaux et ceint de deux tabliers blancs officiait le grand-oncle Marcel.

Voilà bien longtemps qu’il a pris sa retraite, bien longtemps qu’il est mort, la boucherie est morte avec lui mais elle est toujours reconnaissable et chaque fois l’Adrienne se demande s’il reste, derrière ces rideaux tirés, des éléments du décor d’autrefois.

Le grand comptoir de marbre gris blanc.
L’épaisse porte en bois de la glacière où à d’énormes crochets pendaient des demi-bœufs.
Le billot creusé par l’usage et les nettoyages.

L’autre jour, la porte du magasin était entrouverte.
On avait fait des courses, on déchargeait une voiture mal garée.

L’Adrienne a réprimé une forte envie de traverser la rue et de jeter un œil à l’intérieur de cet endroit où avec ses grands-parents, toute petite fille, elle venait passer une partie du samedi après-midi.

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Merci à Bricabook et à Fred Hedin pour la photo 430!

P comme pieux

L’Adrienne était en route pour Ostende quand les premières notes se sont fait entendre.

« Petite fleur » a-t-elle murmuré.

C’est là qu’elle a entièrement compris pourquoi Marguerite Yourcenar a donné comme titre au premier tome de son œuvre autobiographique, celui où elle évoque son côté belge, maternel, « Souvenirs pieux« .

Il y a une forme de piété à perpétuer le souvenir d’un défunt.

« Petite fleur« , c’est un souvenir très ancien, qui avait fort frappé mini-Adrienne vers ses huit ans: il y avait quelque chose de particulier dans le ton et la voix de son père, lui semblait-il, quand dès les premières notes il disait « Petite fleur« .

Elle en avait conclu que c’était une musique importante pour lui et avait fait de son mieux pour être capable elle aussi de la reconnaître dès les premières notes.

M comme Marcel

Chaque mardi quand Madame se rend à la petite école d’Alexandra et Lucas, elle passe devant le numéro 124 où la porte et la grande fenêtre qui donne sur la rue ont encore leur peinture d’origine des années soixante: rouge vif.
Rouge sang.

Le numéro 124, c’était la boucherie familiale, qui avait appartenu au père du grand-père et qu’il ne réussissait pas à léguer à un de ses fils.

Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un à atteindre l’âge adulte et à qui il fallait trouver un travail, le cadet des dix enfants, le grand-oncle Marcel.

Qui ne voulait surtout pas devenir boucher mais maçon.

Alors qu’a fait le père? Il a dit à l’entrepreneur, un de ses beaux-fils, sans doute son préféré, qui avait passé toute la guerre de 14-18 dans les tranchées comme volontaire de guerre:

– Tu lui feras faire tout ce qu’il y a de plus lourd, de plus éreintant, je veux qu’il en ait marre en moins de huit jours.

Ainsi fut fait.

– Je crois que je vais quand même devenir boucher, a dit le grand-oncle Marcel.

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J’ai déjà parlé du grand-oncle Marcel ici.

Sur la photo de famille prise à l’occasion des noces d’or des parents de mon grand-père, les enfants et les conjoints sont dans l’ordre hiérarchique, les aînés flanquent les parents et les trois plus jeunes sont au dernier rang: mon grand-père avec grand-mère Adrienne, le grand-oncle Émile avec son épouse et le grand-oncle Marcel avec son épouse.
L’entrepreneur est le type content de lui qui se trouve juste derrière le couple fêtant ses noces d’or.

Ceux qui savent compter verront qu’il n’y a pas dix couples, mais neuf: un des des dix enfants, une petite fille, est morte à l’âge de 10 ans.

I comme ignares

La dame blanche, c’était le dessert préféré du grand-père: une glace vanille arrosée de chocolat fondu – beaucoup de chocolat – et servie avec de la chantilly.

– Pour moi ce sera une dame blanche! déclare-t-il bien fort un jour que toute la famille est attablée dans un restaurant quelque part en France.
– Une dame blanche! siffle la mère, ils ne connaissent pas ça, ici!

En effet, le serveur ne connaissait pas.

Par contre si vous allez à Lille, chez Lebon-bon, par exemple, pour y manger des œufs au maroilles ou des carbonnades flamandes, au moment du dessert vous pouvez dire bien fort, à la manière du grand-père:

– Pour moi, ce sera une dame blanche!

Ils connaîtront.

Mais dites-leur aussi qu’il est temps de mettre du double vitrage 😉

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Écrit pour la photo de @ Fred Hedin chez Bricabook 426 – merci à eux!