Combien d’années ont passé depuis la dernière fois que l’Adrienne a entendu son père chanter ce Rorate coeli, difficile à dire, mais de gros, gros paquets d’eau ont coulé sous les ponts, depuis.
Et pourtant!
A la première note elle se retrouve dans l’ambiance de ces célébrations du temps de l’Avent, avec le froid de l’église, la dureté des chaises, les odeurs d’encens, les bougies qu’on allume… et ces voix d’hommes venant du jubé, lieu mystérieux où la petite fille n’a jamais eu le droit de monter.
Bon anniversaire à tous ceux qui sont nés un 2 décembre 🙂
D’emblée, Alexandra dédaigne le devoir imposé dans le journal de classe: elle déteste lire, déchiffrer des lettres lui donne un dégoût de plus en plus grand de l’école.
C’est trop difficile, dit-elle. Le droit du lecteur, pour elle, c’est le droit de refuser le dialogue avec la chose écrite. Dès le début. Dès le départ. Directement. Définitivement.
Elle est douée, pourtant.
D’abord, elle a un don certain pour le dessin, il n’y a qu’à observer comment elle forme artistement les lettres. En prenant bien le temps qu’il faut.
De plus, si vous lui demandez de trouver les différences, comme dans l’illustration ci-dessus, elle les distingue à une vitesse record.
Mais donnez-lui de la lecture: vous la verrez se débattre comme un diable et lui tourner le dos.
Dans la maison de l’amie d’enfance, là où il y avait quatre enfants et une maman qui savait à la fois faire des crêpes pour huit et faire tomber des friandises du haut de l’escalier, il y avait aussi une télé.
C’est là que mini-Adrienne a pu voir de temps en temps quelques bribes d’émissions enfantines.
Ainsi elle se souvient du tournicoti tournicota du Manège enchanté, auquel elle ne comprenait pas grand chose et qu’elle trouvait nul.
A la maison, il y avait la mère et ses torticolis.
Auxquels mini-Adrienne ne comprenait rien non plus, sauf que ça rendait de très mauvaise humeur.
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Écrit pour le Défi du samedi 737 où Walrus – merci à lui – propose le mot torticolis.
En cherchant l’info correcte sur le Manège enchanté, je me suis rendu compte qu’on n’y disait pas tournicoti tournicota – comme j’avais toujours cru entendre dans ma petite enfance – mais tournicoti tournicoton 😉
Les parents consternés étaient assis face à monsieur H*rb**rt, l’instituteur de leur fils :
– Il faudrait qu’il lise, disait-il. Il est intelligent mais il n’apprend pas ses leçons. Et il ne lit pas.
Il le leur a encore bien répété quand ils ont pris congé de lui, croyant sans doute que si le goût de la lecture venait, celui des études suivrait :
– Il faudrait qu’il lise !
Qu’il lise, oui. Mais quoi ? La seule lecture qui intéresse cet enfant, c’est le résumé en quelques chiffres de la carrière des footballeurs de division 1 belge, dans ses albums Panini. Il est incollable sur leur taille, leur poids, le nombre de buts marqués et les divers clubs par lesquels ils sont passés.
Le père ayant grandi avec les albums de Tintin, la mère avec la Semaine de Suzette, c’est donc tout naturellement qu’ils ont fondé leurs espoirs dans la BD. Ils ont acheté une grande armoire laquée de jaune et elle s’est rapidement remplie de tout ce qu’il y avait sur le marché : Michel Vaillant, Gaston Lagaffe, Astérix et Obélix, Lucky Luke, Spirou et Fantasio, Boule et Bill, Tif et Tondu, Blake et Mortimer, Yoko Tsuno, Les Tuniques bleues, Benoît Brisefer, Blueberry, l’Agent 212, Achille Talon, Johan et Pirlouit, les Schtroumpfs, le Marsupilami (liste non exhaustive) et bien sûr le journal Pilote ainsi que tous les albums de Spirou et de Tintin.
Ceux qui dévoraient toutes ces saines lectures avec délectation, c’étaient le père et la grande sœur : ce n’est rien de dire qu’ils étaient à la fête 🙂
Peu à peu leur langage familial s’est enrichi de mots et de petites phrases sortant tout droit de leurs albums préférés, à commencer par le M’enfin ! de Gaston. Ils ne disaient plus ‘le thé’ mais ‘de la chaude eau’. Ils ne disaient plus ‘là, c’est stationnement interdit’ mais ‘sucette géante!’. Tout repas copieux recevait l’exclamation ‘c’est frugal’, tout avis différent recevait un ‘ils sont fous ces Romains’, tout ronchon devenait scrogneugneu.
Les injures du capitaine Haddock étaient des cadeaux du ciel grâce à leur inépuisable variété et leur forte expressivité, tout en restant parfaitement innocentes. Ils ne s’en privaient pas!
Seul le rongtudju de Prunelle était interdit par la mère, ce qui lui donnait évidemment une saveur supplémentaire.
– Mais si ! Je peux le dire ! Puisque c’est dans le livre ! affirmait le petit frère de son air le plus candide.
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Texte écrit pour le Défi 736 où Walrus – merci à lui – proposait le mot scrogneugneu.
La conférence avait lieu à la « Maison espagnole » et pour la première fois – sans doute pas la dernière par les temps qui courent – le mail précisait de penser à prendre des vêtements chauds (« voorzie warme kledij« ).
Finie l’époque où on allumait le chauffage pour un événement qui ne dure finalement que quelques heures. Aujourd’hui, on en fait l’économie 😉
Pendant la pause café, l’Adrienne en a profité pour faire le tour des salles et de leur décor Louis XV et XVI quand une dame en arrêt devant un poêle à bois a été prise d’un tel coup de nostalgie qu’il fallait apparemment qu’elle s’en ouvre à la première venue:
– Ah! « zo gezellig« ! c’était tellement mieux! ça chauffait si bien! – Oui, fait l’Adrienne, on cuisait si on se tenait trop près et on avait froid si on était à côté de la porte 😉 – Oh! non! non! il faisait toujours bien chaud chez ma grand-mère!
Alors l’Adrienne s’est souvenue que la grand-mère de la chapellerie devait toujours avoir au moins 27° dans son séjour, qui était une grande pièce, avec un passage ouvert vers la cuisine, qu’on chauffait donc en même temps…
– C’est vrai, admet l’Adrienne, le « feu continu » chez mes grands-parents, ça chauffait bien. Mais celui-ci, à mon avis, est un feu à bois.
La dame n’a pas voulu la croire alors la question est pour vous: à votre avis, ce poêle fonctionnait-il au bois ou au charbon?
Jeudi dernier l’Adrienne s’est arrêtée pile en voyant l’auto-collant sur la vitre arrière d’une voiture garée.
C’était une de ces vignettes que quasiment tous les jeunes parents collent à l’arrière de leur véhicule pour indiquer fièrement qu’ils ont enfanté.
Elles existent en quelques variantes, et depuis les tout premiers « baby rijdt mee » (bébé à bord) c’est devenu l’habitude d’afficher le prénom.
Et là, surprise! Pour la première fois on pouvait lire « Omer rijdt mee« .
Omer, le prénom du grand-père paternel, prénom assez rare sauf peut-être dans le Nord et la Belgique au tournant du 20e siècle.
Prénom d’origine germanique – à ne pas confondre avec ses versions grecque ou arabe qui ont un sens différent – ‘aud‘ riche et ‘mar‘ célèbre, deux qualificatifs qu’on peut difficilement appliquer au grand-père, son prénom aurait plutôt dû signifier ‘brave homme’ 😉
Sur la photo prise sur la digue de Knokke-le-Zoute dans les années cinquante, il y a de gauche à droite Léon, Robert, Maurice et Omer.
Ne reste plus qu’à attendre que Robert aussi revienne à la mode 😉
C’est arrivé quelques fois: l’Adrienne dans son jardinet reçoit un « bonjour » d’un petit garçon qui passe dans la rue et il n’en faut évidemment pas plus pour qu’elle soit charmée.
Alors la fois suivante, elle engage la conversation.
Il n’avait jamais vu de figues ni de figuier, elle lui montre donc les fruits, verts à l’époque, et lui explique qu’ils doivent devenir violet foncé.
– Dès que tu vois qu’ils ont la bonne couleur, tu sonnes à ma porte et je t’en donne. D’accord?
Alors l’autre jour, au moment où elle se demandait s’il allait oser, vu que les fruits étaient déjà bien colorés vers la mi-août, il était là.
Deux jours plus tard, il était de nouveau là. Un peu gêné, embarrassé:
– C’est mon père qui m’envoie, dit-il. Il aime tellement ça! – Pas de problème! je vais te remplir ton sachet.
Puis il ajoute:
– Mais il n’aime pas les petites figues. Il dit que les grosses sont meilleures.
On sent bien que c’est du service commandé, exactement comme quand on envoyait mini-Adrienne chez le boulanger en insistant beaucoup qu’elle n’oublie surtout pas de préciser qu’on voulait le pain « bien cuit ».
Au retour, le pain était retourné et inspecté des deux côtés et on n’était jamais content:
– Tu as oublié de dire qu’on le voulait « bien cuit »?
La même sorte de réflexion attendait sûrement le petit garçon rentré chez lui avec un sachet où l’Adrienne avait mis des grosses et des petites figues:
– Tu as bien dit qu’on préfère les grosses?
Et il pourra répondre:
– Oui, mais la dame elle a dit que les petites et les grosses, c’est tout pareil.
Que de fois n’a-t-on reproché à Mini-Adrienne de « manger avec les yeux »!
– Keskesèksa? Moi n’aime pas ça! singeaient les parents, encore vingt ans après qu’elle avait osé un jour employer cette expression devant une assiette de champignons malodorants qui baignaient tout noircis dans un jus aqueux et brunâtre.
Il suffisait qu’elle mette le nez dans une assiette au lieu de l’attaquer tout de suite avec couteau et fourchette pour qu’ils la lui ressortent, cette petite phrase.
Mais ils se trompaient!
Bien sûr, « het oog wilt ook wat » (1), c’est agréable et appétissant qu’un plat soit joli, mais le plus important, c’est le nez.
Et le nez de la petite fille de cinq ans se trouve beaucoup plus près de l’assiette que le nez d’un corps adulte 😉
Alors imaginez le bonheur de l’ex-petite fille quand grâce à Walrus et à sa consigne pour demain elle peut enfin mettre un mot sur ce qu’elle est: nareuse!
Même si la définition du Robert lui semble un peu trop unilatérale: « (Nord-Est, Belgique) (Personne) qui se montre difficile quant à la propreté de la nourriture et des couverts ; qui éprouve facilement du dégoût. »
Étant donné que l’étymologie remonte au mot ‘nez’ (2), le sens et la définition devraient plutôt être « (Personne) qui se montre difficile quant à l’odeur de la nourriture et qui éprouve facilement du dégoût si l’odeur lui déplaît. » 🙂
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(1) littéralement, ça peut se traduire par « l’œil aussi veut quelque chose », on l’utilise pour souligner l’importance de l’aspect esthétique d’une réalisation, et pas seulement sa fonctionnalité.
(2) nez en latin se dit ‘nasus’ et narine est ‘naris’ en latin classique, ‘narina’ en latin populaire.