V comme vitres

Vitrine de boulangerie, de magasin de mode ou de café-brasserie, il faut bien les choisir, sous peine de voir sortir un gérant furibard ou même – oui, c’était arrivé – que quelqu’un appelle la police.

Pourtant Amir a besoin de temps en temps de vérifier à quoi il ressemble.

Quel mal fait-il, en se regardant dans la vitre-miroir d’un magasin?

– Là je ne risque rien, se dit-il, on ne va tout de même pas croire que je veux piquer un vieux téléphone?

Il se rapproche, s’examine la barbe, sent sa propre odeur corporelle… et il espère que ce soir-là il aura enfin l’occasion de prendre une douche.

Vitre sale et rideaux toujours fermés, c’était doublement un crime contre la transparence obligatoire.

Oui, on a des rideaux, mais on les laisse ouverts, même quand la nuit est tombée et la maison éclairée de l’intérieur.
Le grand principe, c’est: « Nous n’avons rien à cacher »

Si en plus on laisse s’installer la poussière…

Non, il faut agir!
C’est une question de moralité publique!

Ainsi fut dit, ainsi fut fait: on n’eut aucun mal à trouver des volontaires.

***

La première photo est celle du jeu 431 de Bricabook, la seconde vient de cet article de LLB ici.

Merci à Joe Krapov pour sa consigne du 14 mars inspirée des Contes glacés de Jacques Sternberg

Le défi du 20

Herr Gottlieb Biedermaier, par ce beau dimanche de la mi-juillet, dit à son palefrenier:

– Retourne à la maison sans nous attendre, nous rentrerons à pied après la messe, la promenade nous fera du bien!

Frau Biedermaier n’avait pas eu le temps de protester que ni elle ni les enfants n’avaient les chaussures adéquates, la carriole était déjà partie.

Évidemment, la grand-messe avait duré plus longtemps que d’habitude, Fräulein Baumann n’en finissait pas à l’harmonium et quand ils sont sortis sur le parvis, il n’était pas loin de midi, le soleil tapait dur, le temps virait à l’orage.

– En route! dit Herr Biedermaier en prenant la main de la cadette, et il partit, le ventre en avant.

Il dut se rendre à l’évidence, lui non plus n’était pas équipé pour la promenade au soleil, et après avoir ôté la veste, déboutonné le gilet et dégrafé le col, il suait encore à grosses gouttes.

Derrière lui, digne et droite, son épouse ne pipait mot.
Jamais devant les enfants, n’est-ce pas, mais il savait qu’il l’entendrait, le moment venu.

La petite avait soif.
La grande aurait bien cueilli encore quelques fleurs, mais on l’avait obligée à bien tenir son parasol devant son visage.
La belle-sœur claudiquait.

Le seul qui s’amusait était le jeune Werther, qui avait emporté son filet à papillons malgré l’interdiction.

– Il ira loin, celui-là, avait déclaré le père.

Il ne croyait pas si bien dire.

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Merci à Monsieur le Goût pour ce 156e devoir et merci à Passiflore pour son défi du 20, le thème du jour – « à la campagne » – s’accordait parfaitement au tableau proposé par Monsieur le Goût, Der Sonntagsspaziergang, ou Promenade dominicale, 1841, de Carl Spitzweg.

K comme krapoverie

Déjà petite elle savait qu’elle allait se marier avec un prince. C’est pour ça qu’elle avait ce regard indulgent pour toutes les bêtes, y compris les crapauds: on ne sait jamais, pensait-elle. Un prince peut se cacher sous tellement d’identités, on en avait même vu un qui était mouton!

Alors, quand dans cet avant-jour propice aux grandes décisions, sa mère lui annonça tout de go « Tu te souviens de Guillaume? Le fils des voisins? Celui qu’on appelait ton petit amoureux quand vous aviez cinq ans? Il vient d’être élu prince Carnaval! », elle sourit à la pensée qui la traversa.

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Merci à Monsieur le Goût pour sa consigne 155

Que peuvent se dire cette jeune femme et ce chat dans la toile d’Auguste Renoir ? Je suis sûr qu’il y a une histoire à raconter. Une histoire qui commencerait, comme beaucoup de contes de fée, par « Déjà petite elle savait qu’elle allait se marier avec un prince. » Et si elle se terminait sur « Elle sourit alors à la pensée qui la traversa. »

et merci à Joe Krapov pour sa consigne Dis-moi dix mots!

7 portes

– Le concept est tout neuf et très prometteur, affirmait le directeur – qui ne voulait pas être appelé directeur – d’ailleurs la liste d’attente est fort longue pour entrer ici!

– Malgré le prix, émit-elle, qui s’entêtait à l’appeler Monsieur le Directeur.

– Malgré le prix, en effet.

On voyait que cette remarque lui déplaisait.

– A ce propos, voyez l’énorme éventail d’opportunités que notre nouveau concept offre. Vous a-t-on déjà fait visiter le couloir aux sept portes ?

– Non, et j’ai hâte de le découvrir avec vous !

Une petite flatterie ne ferait pas de tort, elle le voyait bien.

– Alors nous voici devant la porte Mutabor : pour ceux qui aimeraient se transformer en animal, ou en plante.

– Intéressant ! fit-elle.

Mais sa petite moue était dubitative.

– Ensuite nous avons une porte réservée aux messieurs – pardonnez-moi, ici de nombreuses personnes raisonnent encore en termes binaires – c’est ici : Oh, puissé-je avoir mille langues !
Oui, je comprends votre étonnement, mais tout ou presque est dans l’idée, n’est-ce pas ?
Nous proposons aussi la sagesse de l’Orient pour ceux qui veulent atteindre la spiritualité – je sais ce que vous allez me dire, c’est banal, chacun le fait, je vous l’accorde – mais nous sommes assez fiers de la suivante : Le summum de l’art, la transformation du temps en espace dans la musique.
Ah ! Non ! Je ne vous en dirai pas plus, c’est notre petit secret ! La concurrence est rude, vous comprenez.
Passons rapidement à la suivante, Jeux destinés aux ermites, des substituts parfaits à toute sociabilité.
Une chose vraiment indispensable dans un endroit tel que celui-ci, cela va sans dire !
L’autre indispensable, c’est le cabinet d’humour, on y entend toujours pleurer de rire ! 
Et finalement, juste à côté, en toute logique, la dernière porte, celle du suicide agréable qui vous fait mourir d’un éclat de rire.

De retour à sa voiture elle se dit que la seule porte qu’elle franchirait, ce serait celle pour aller à la piscine.

N’était-ce pas incroyable qu’en ce merveilleux jour de juillet, elle n’intéressait aucun des résidents?

– Il y a décidément du mystère là-dessous, conclut-elle en mettant le moteur en marche.

***

Merci à Joe Krapov pour sa consigne! Sur les 12 portes proposées il y en a donc sept dans ce texte 🙂

Photo prise à Bruxelles, Villa Empain, à l’occasion de la visite d’une expo.

E comme Egidia

« Le tic-tac des horloges, on dirait des souris qui grignotent le temps. »

Egidia, prête à sortir, se retourne gracieusement, la tête légèrement penchée et le bras fin tenant son ombrelle:

– Que dites-vous, père?
– Ce n’est pas de moi, c’est d’Alphonse Allais. J’y pensais en te regardant…

Et pourtant, il ne connaît personne de moins préoccupé par le temps qui passe qu’Egidia, trop jeune, trop belle, trop choyée.
Elle est à des années-lumière des soucis qui le tracassent.

Sa vie est rythmée par ses visites, ses sorties, et depuis peu par ce ridicule petit chien minuscule qu’il a eu la faiblesse de lui offrir.

Mais n’est-elle pas charmante, sourit-il, avec son petit chapeau rouge assorti à son col et à sa ceinture…

– Va, ne t’occupe pas de ton vieux papa, Zadig s’impatiente, il n’aime pas que tu lambines.

Un rapide baiser et la voilà partie:

***

Tableau de Carl Nys proposé par Lali pour son devoir d’hier. Je trouvais qu’il s’associait parfaitement aux consignes suggérées par Emma, que je remercie, en particulier la citation d’Alphonse Allais, qui est de la même époque 🙂

Quatre mots des 10 de l’année: tic-tac, année-lumière, rythmer et lambiner.

Par bonheur ils existaient tous déjà à l’époque du tableau 🙂

K comme kraakpand

Jason était fan de Da Flip et se voyait déjà faisant ses propres remix.

Il aurait bien aimé le rencontrer.
Il se disait qu’un mec comme lui ne pourrait que le reconnaître, voir en lui un successeur, en quelque sorte.
Quelqu’un à qui transmettre les ficelles du métier.
Prêter du matériel, aussi.
Parce que Jason avait tout juste de quoi se payer quelques bombes aérosol.

Il devait se rendre à l’évidence, les tags, ce n’était pas trop son truc.
Il ne réussissait pas à améliorer sa technique.
Il s’entraînait, pourtant.
La maison abandonnée entre les champs était idéale pour ça.

Non, son truc, il en était sûr, c’était le remix.
Commencer comme DJ.
Faire crier les filles.
Et gagner des sous en faisant ce qu’on aime.

Puis est arrivée la nouvelle.

Da Flip! le tribunal venait de prononcer sa faillite.

Alors il a juste tagué Fri 13.

Parce qu’on était le 13.

Même si c’était un lundi et pas un vendredi: c’était un jour de malchance.

***

Le titre réfère à la maison « violée », qu’on appelle kraakpand en néerlandais, littéralement « logement qu’on a forcé ».

Écrit pour le 153e devoir de Monsieur le Goût – merci à lui – qui offre la photo et la consigne suivante:

Cette photo me serre le cœur, il s’en dégage une impression, que dis-je des impressions diverses et opposées. Mais à vous ? Qu’inspire-t-elle ?

J comme jeune fille

Elle est bien au chaud dans sa voiture d’enfant, à côté de l’étang avec sa grand-mère, et s’amuse des pigeons qui viennent picorer des miettes. C’est un hiver en ville, la pelouse rase est blanche de givre et l’étang aux canards est gelé.

C’est l’été, elle est à la plage avec sa pelle et son seau, elle est si petite que la mer semble un océan, de ce bleu gris parfait des peintures d’Ensor. On lui a mis un chapeau, des lunettes de soleil et un vent léger fait voleter ses boucles blondes.

Elle est à la maison et elle est la reine de la fête: c’est son anniversaire, sur son assiette le gâteau au chocolat est orné d’une bougie, derrière elle on voit une montagne de cadeaux et de surprises.

Elle est à l’école et avec ses amis de classe, sur le podium, les déguisements semblent raconter une histoire inspirée de Love, actually: il y a la banane, la pieuvre, et bien sûr elle est en licorne.

Elle est sportive. Pas de jeux de balles ni de ballon, mais d’abord une période joli petit rat en tutu rose, puis une longue période de championnats de rope skipping, jusqu’au jour où ses jambes, surtout les genoux, l’ont empêchée de continuer.

Alors Cupidon est passé la consoler, avec son arc et une flèche coup de foudre rapide, le temps de reprendre ses esprits et d’aller poursuivre ses études universitaires en Australie.

Voilà en quelques photos toute sa biographie 🙂

***

Écrit avec les mots de cette consigne de Joe Krapov – merci à lui!

Dans cette liste de cinquante mots, choisissez en dix que vous devrez insérer dans votre texte.

montagneassietteratdéguisementrosefoudrechaud – piano – océanblanc – château – rapidepigeon flècheétéballe – vert – pauvre – Australiepieuvreécoleamisbananepetit – malin – villeléger – sucre – bague – plage – blé – prison – licornejolivoituresurprisegris – poisson – reine – Russie – pellemaisonchocolat – sandwich – champignon – histoirejeunejambe – roi – hiver

J’ai zappé le reste de la consigne trop compliquée pour moi et utilisé 36 des 50 mots pour raconter la jeune vie de l’aînée des petites-filles de ma tante 🙂

E comme Ernaux

Ma tante a dit : « T’as perdu ta langue, Anne ? » pourtant elle sait que je déteste qu’on me change mon prénom.

Je ne comprends pas pourquoi elle insiste si lourdement, ni ce qu’elle veut me faire dire, pour deux ou trois malheureuses traces de boue sur le bas de ma robe… ça lui fait imaginer tout un roman. Si elle croit que je vais la mettre dans la confidence! Lui raconter un bobard, oui, comme d’habitude.

De toute façon, je suis sûre de mon affaire.
Rien à craindre.
Une perfection, sans le moindre grain de sable dans les rouages.

Même la pelle est de nouveau à sa place au garage.
Ni vu ni connu, si on excepte les deux corbeaux sur leur branche.
Mais ceux-là non plus ne causeront pas.

Et la tante? elle se trouve renvoyée à la solitude.

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Tableau et consignes de Monsieur le Goût pour ce 152e devoir, merci à lui:

Mais à quoi diable pensait Mark Keller en peignant cette jeune femme ? Il me vient plein d’idées à regarder cette toile. Mais à vous ?
Je me dis que ça devrait commencer par :
« Ma tante a dit : t’as perdu ta langue, Anne ? »
Et finir sur : « Et elle se trouve renvoyée à la solitude. »

J’ai choisi de faire parler Annie Ernaux et de lui « coller » ce meurtre, en serait-on étonné si elle nous le racontait un jour? nous ne nous étonnons plus de rien, pas même d’un certain Michel Sale(houelle)bec(q) tournant dans un film porno.

C comme cigarette

Quand on ne la voit pas, on sait où on va la trouver: dehors, en train de fumer.

Mille fois elle a dit qu’elle arrêterait, jamais elle ne l’a vraiment essayé.

Pourtant, malgré son jeune âge, les avertissements ne manquent pas.
Des problèmes de voix.
Une toux incessante.
Des bronchites chaque hiver.
Et là, à même pas quarante ans – ça va la faire entrer dans de tristes statistiques – son médecin lui a décelé un emphysème pulmonaire.

– Il m’a fait drôlement peur! raconte-t-elle le lendemain au bureau. Là, maintenant, c’est sûr, faut que j’arrête! Il me l’a bien expliqué!

Les collègues l’entourent, l’encouragent, la motivent…
Rien n’y fait.
Elle ne tient pas trois jours.

– Ce n’était plus possible, dit-elle le lundi suivant. Avec mon copain, on se disputait tout le temps! Alors on s’est remis à fumer.

Et bien sûr il se trouve toujours quelqu’un, même à cette petite minute où par bonheur elle n’y pense pas, qui lui fait un signe convenu pour l’entraîner dehors.

– M’enfin! dit l’Adrienne, que ça choque beaucoup, tous ceux qui te demandent de sortir fumer avec eux, ils savent! Ils savent, pour ton emphysème! Pourquoi ils t’incitent à fumer!?

Alors elle répond:

– C’est qu’entre nous, entre fumeurs, dehors, on a les meilleures conversations.

***

Photo de Fred Hedin et consigne 425 de Bricabook, que je remercie.

Z comme zoo

L’homme est un animal comme les autres, Hubert en est convaincu depuis longtemps, et ses heures passées sur une chaise du parc ne font que le conforter dans cette opinion.

Il procède à ce qu’il appelle « de petites expériences » et trouve éminemment jouissif d’avoir « toujours raison ».

Par exemple en ce moment, il a baptisé l’expérience – tout à fait personnelle et pas le moins du monde académique – « L’habit fait le moine ».

Elle consiste à adapter sa tenue afin de capter l’attention d’un semblable.

Comme lui, vous aurez sûrement remarqué que le promeneur de chien a facilement une conversation avec un autre promeneur de chien. Il va se prouver qu’on peut étendre la constatation à tous les domaines qu’on veut.

Vous le voyez donc ici, chaussé de sneakers de la fameuse marque aux trois bandes, avec un pantalon de jogging léger et respirant et un T-shirt de running qui évacue bien la transpiration: les initiés ne manqueront pas de saisir au premier coup d’œil tous ces détails importants.

Oui, il a pensé à tout!

A la main, il ne tient pas de livre, mais des prospectus richement illustrés d’articles de sport.
Sur l’accoudoir, une serviette jaunâtre supposée avoir servi à essuyer sa transpiration…

– Vous savez, dit la petite dame au chapeau bleu à côté de lui, pour les joggeurs, ce n’est pas le bon moment de la journée.
Et puis, ils ne s’asseyent pas: ils courent.

***

Écrit pour le devoir 151 de Monsieur le Goût – merci à lui – qui propose cette aquarelle avec la consigne suivante:

Cette toile d’Adela Burdujanu montre l’allée d’un parc un jour de printemps. Ce doit être l’approche du printemps qui me dit que cette toile ferait un chouette « Devoir de Lakevio du Goût ». C’est du moins ce qui m’a poussé à vous le proposer. Nous avons tous, j’en suis sûr, quelque chose à dire sur la fin de l’hiver ou les premiers soleils « efficaces ». Nous avons tous un jardin ou un parc préféré, celui qui nous a vus, assis si ce n’est « avachis » sur une chaise. Nous avons alors, soit un livre sur les cuisses, soit, comme disait Lakevio « L’œil balayant ». Le regard attaché à un texte ou à l’affût d’un spectacle intéressant ou attendrissant. Je le sais, vous avez toutes et tous quelque chose à dire sur une allée de parc à l’orée du printemps.