M comme Moerbeke

ça a quelque chose de complètement surréaliste d’entendre dire qu’un certain Willem Van Moerbeke a été évêque de Corinthe de 1276 à 1286.

Mais son plus grand mérite est d’avoir été un excellent traducteur du grec ancien, par exemple d’Aristote ou d’Archimède, au moment où on était obligé de passer par des traductions via le syriaque et l’arabe.

Mais de surréalisme, l’histoire ne manque pas: n’y a-t-il pas eu un Baudouin, comte de Flandre par sa mère et comte de Hainaut par son père, devenu empereur de Constantinople vers la même époque?

Bref, ceux qui croient que les voyages et les réseaux sociaux sont des inventions récentes, doivent lire des biographies du 13e siècle: notre Willem/Guillaume, né dans le comté de Flandre, n’a cessé de voyager entre la Grèce, l’Italie et la France, a correspondu avec l’intelligentsia de son temps et noué une longue amitié avec Thomas d’Aquin.

Jamais on ne comprendra pourquoi on a appelé le Moyen Age « the dark ages » 😉

H comme hymne

Χαίρε, ω χαίρε, ελευθεριά, peut-on lire sur un monument de marbre blanc, en bord de mer à Nafplio.
Aucune autre inscription pour aider à comprendre.

On se souvient juste qu’ελευθεριά signifie ‘liberté’, donc une petite recherche s’impose.

Elle mène à Dionýsios Solomós, auteur de l’Hymne à la liberté, en 158 quatrains! Les 24 premiers forment l’hymne national grec, mis en musique par Nikólaos Mántzaros.

Jugez vous-mêmes ci-dessous, vous y avez le texte et la musique des deux premiers quatrains, et ensuite une version plus glamour 🙂

A comme anecdotes

Si vous entendez un Grec dire et répéter « Nê! nê! nê! » sachez que ça veut dire oui.
Même si dans toutes les autres langues indo-européennes que nous connaissez, le mot pour dire non est une syllabe qui commence par un n, en grec ce mot est un oui.

Une autre chose bizarre – bizarre en ce sens que l’Adrienne ne l’a jamais rencontrée ailleurs et qu’elle n’en saisit pas la raison – c’est que partout on insiste beaucoup de ne pas jeter le papier toilette dans la cuvette après utilisation: il faut le jeter dans la poubelle qui se trouve à côté.
Même si elle n’a pas de couvercle.

Et comme chacun sait, il est difficile de se défaire de ses automatismes.

Une troisième chose, c’est qu’après deux jours l’Adrienne a conclu que ce qu’il y avait de meilleur à manger, c’était le yaourt.
Si épais que si on veut s’en servir une cuillerée, il faut une deuxième cuiller pour le « décoller » et le faire tomber dans le bol du petit déjeuner.

– Le Grec ne prend pas de petit déjeuner, dit le guide. Il boit un café et prend une collation vers onze heures. Et le soir – le soir, ça veut dire vers vingt-deux heures – on soupe.

Finalement, l’Adrienne est contente de ne pas être Grecque 😉

***

photo prise jeudi dernier à Nafplio: une rue, une porte… et une énigme.
Non, ce n’est pas de la neige 😉

U comme un, deux, trois!

Il y aura tout de même trois situations où l’Adrienne fera l’effort d’ouvrir la bouche en grec: ce sera pour dire bonjour / au revoir, pour dire s’il vous plaît / merci et pour dire qu’elle boit de l’eau.

L’essentiel, quoi 🙂

Donc si du 27 avril au 6 mai vous la voyez moins sur les blogs, y compris le sien, vous saurez que c’est pour la bonne cause: apprendre une ou deux, trois phrases de plus là-bas sur place 🙂

Portez-vous bien, tous!

M comme misogyne

L’Adrienne vient de recevoir quelques instructions concernant le voyage en Grèce et ce qui l’a un peu fâchée, c’est de lire que les femmes devront prévoir une jupe longue et un châle pour se couvrir le corps.

Entièrement.

Non, un pantalon ne suffit pas.

Et bien croyez-le ou pas, mais ça fait partie des choses qui l’énervent le plus et elle aimerait bien un jour prendre connaissance d’une religion qui ne considère pas la femme comme un être impur ou un suppôt de satan.

Elle a eu ce premier choc en 1990, dans une église roumaine, quand elle a voulu admirer l’iconostase.
Vivement retenue dans son élan par Violeta, l’amie roumaine: seuls les hommes ont le droit de s’approcher des icônes et du « sanctuaire ».
– Une femme, a-t-elle expliqué comme une chose tout à fait normale, est impure.

Bref, une burqa s’impose.

Adrienne révise l’alphabet

Tiens! se dit l’Adrienne dimanche en fin d’après-midi, on est déjà arrivé à omikron?

Elle en était encore au delta 😉

Une petite recherche lui a permis de comprendre: epsilon, zêta, êta, thêta, iota et kappa ont été signalés mais vite oubliés et dépassés par de petits nouveaux, lambda et mu.

Ce serait donc logiquement le tour de « nu » mais cette lettre n’a pas été choisie, paraît-il à cause d’une confusion possible pour les anglophones avec le mot « new ».

Et la lettre suivante, ksi, n’a pas été retenue non plus parce que Xi est un nom de famille très courant en Chine et qu’on veut éviter à tout prix de donner des références géographiques au virus et à ses variants.

C’est ainsi qu’on en est déjà à omikron et qu’il faudra que ce virus arrête de muter parce qu’on arrive bientôt à la fin de l’alphabet 🙂

P comme poète grec

En attendant les Barbares

Qu’attendons-nous, rassemblés sur l’agora?
On dit que les Barbares seront là aujourd’hui.

Pourquoi cette léthargie, au Sénat?
Pourquoi les sénateurs restent-ils sans légiférer?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.
À quoi bon faire des lois à présent?
Ce sont les Barbares qui bientôt les feront.

Pourquoi notre empereur s’est-il levé si tôt?
Pourquoi se tient-il devant la plus grande porte de la ville,
solennel, assis sur son trône, coiffé de sa couronne?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui
et que notre empereur attend d’accueillir
leur chef. Il a même préparé un parchemin
à lui remettre, où sont conférés
nombreux titres et nombreuses dignités.

Pourquoi nos deux consuls et nos préteurs sont-ils
sortis aujourd’hui, vêtus de leurs toges rouges et brodées?
Pourquoi ces bracelets sertis d’améthystes,
ces bagues où étincellent des émeraudes polies?
Pourquoi aujourd’hui ces cannes précieuses
finement ciselées d’or et d’argent?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui
et que pareilles choses éblouissent les Barbares.

Pourquoi nos habiles rhéteurs ne viennent-ils pas à l’ordinaire prononcer leurs discours et dire leurs mots?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui
et que l’éloquence et les harangues les ennuient.

Pourquoi ce trouble, cette subite
inquiétude? – Comme les visages sont graves!
Pourquoi places et rues si vite désertées?
Pourquoi chacun repart-il chez lui le visage soucieux?

Parce que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus
et certains qui arrivent des frontières
disent qu’il n’y a plus de Barbares.

Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les Barbares?
Ces gens étaient en somme une solution.

Konstantinos Kavafis

Traduction du grec: Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras Source ici

Photo prise à Paris à l’expo Magritte

B comme batraciens

DSCI8125

Dans son dialogue de Phaedon, Platon fait dire à Socrate « je suis persuadé que la terre est au milieu du ciel et de forme sphérique, elle n’a besoin ni de l’air, ni d’aucun autre appui pour s’empêcher de tomber, mais que le ciel même, qui l’environne également, et son propre équilibre suffisent pour le soutenir ; […] De plus, je suis convaincu que la terre est fort grande, et que nous n’en habitons que cette petite partie qui s’étend depuis le Phase jusqu’aux colonnes d’Hercule, répandus autour de la mer comme des fourmis ou des grenouilles autour de marais : et je suis convaincu qu’il y a plusieurs autres peuples qui habitent d’autres parties semblables […] »

Pour ceux que ça intéresse, on peut lire tout le Phaedon ici.

Le Phase se trouve à l’est de la mer Noire et les Colonnes d’Hercule à l’ouest de la Méditerranée.

Les statuettes (photo prise à Tongres) de type « Tanagra » viennent de Kallatis et Istros, actuellement territoire roumain au bord de la mer Noire, anciennes colonies grecques, comme on l’apprend à l’expo Dacia Felix, en ce moment à Tongres. 

Ce qui m’a amusée, c’est cet ancêtre de notre mot ‘batracien’ βατράχους et l’image de nos activités humaines tout autour des mers, comme des fourmis et des grenouilles: 

 τι τοίνυν, ἔφη, πάμμεγά τι εἶναι αὐτό, καὶ ἡμᾶς οἰκεῖν τοὺς μέχρι Ἡρακλείων στηλῶν ἀπὸ Φάσιδος ἐν σμικρῷ τινι μορίῳ, ὥσπερ περὶ τέλμα μύρμηκας ἢ βατράχους περὶ τὴν θάλατταν οἰκοῦντας

I comme incipit

C’est la première fois, j’avance vers un immeuble des quartiers interdits, je suis attendu, la première fois depuis trente ans, en riche logis, Wakami vit là depuis des mois, jamais ne m’a invité, il a déménagé, jamais ne m’a dit, maintenant qu’il sait il devient accueillant, il promet rhum toujours et acras en quantité sauf qu’il convoque entre les heures de collation, maintenant qu’il sait il ne lâche pas, il a téléphoné trois fois et laissé deux messages, décidé le jour et l’heure, et je marche vers là, j’avais autre chose à faire sauf que s’en fiche, il réalise qu’il est le dernier, vexé affreusement, métis sourcilleux, il demande réparation.

Philippe Bordas, Chant furieux, Gallimard, 2014, p.15 (incipit)

Ne demandez pas à l’Adrienne, elle qui déteste le foot, pourquoi elle a pris à la bibliothèque ce pavé de 480 pages où un narrateur photographe raconte les cent jours qu’il a passés à prendre Zidane en photo dans le but d’en faire un album.

Ou alors relisez cet incipit avec ses drôles d’ellipses de verbe, de déterminants, ellipses qui rendent la lecture plus lente, plus laborieuse, et vous aurez la réponse: c’est pour ces particularités de langage qu’elle a pris ce livre…

J’ai raconté Zidane à tout le monde, concierge, cousines, mes voisins supérieurs si taiseux et les inférieurs qui protestent contre James Brown de matin à nuit. A tous sauf à lui. Je me suis répandu aux étages et vanté dans les commerces du quartier, de Denfert jusqu’à Alésia. Ces jours où je suivais Zidane. Je n’allais pas en parler toute ma vie. J’ai dit cent fois et mille l’idylle brève, les cent jours d’amour, jusqu’à perdre souffle, ces mêmes phrases, mêmes mots, bègue à dire et redire. A entendre le nom de Zidane rares font les dédaigneux, les visages fléchissent, fans et raffinés, yeux en extase, bouches bées. Transi au bout du fil, Wakami n’est pas mieux, excité à l’idole, dévot comme un footeux en tunique publicitaire.

Philippe Bordas, Chant furieux, Gallimard, 2014, p.15-16 (suite de l’incipit)

Dès qu’on est « entré » dans le livre, on ne peut s’empêcher de penser que l’auteur fait dans l’épopée homérique, non seulement par le contenu, mais tout autant par la forme. Comme s’il était un aède d’aujourd’hui, un jongleur des cités,  un trouvère de la zone.

Alors on se souvient que le titre est précisément « Chant furieux ».

Je ne vais pas me mettre en louange auprès de Paris ravalée à neuf et donner des larmes pour ces débauches d’hygiène soutenues de chimie. La ville houille et suie est devenue blanche comme à son début haussmanien à coches et satins. La capitale sale où nous errions faisait abri pour les populations parlant le français acceptablement. Acceptable à ce point que Mouss y comprenait peu, Sidibé à demi. Notre cavale balle au pied s’accompagnait d’étranges syllabies (sic) et de sons heurtants. Nous étions bilingues et parlions à fol débit. La ville attrapait nos mots fautifs passés au rabot, elle engloutissait, magnanime, nos langues reptiliennes. Nous jetions aux passants des insultes sorties d’un pistolet à eau, des giclées sans grammaire, baves en suspension.

Philippe Bordas, Chant furieux, Gallimard, 2014, p.23

On pourrait très bien parodier le « Menin aeide, thea, Peleiadeo Achileos oulomenen… » 🙂

Info, résumé et premières pages sur le site de Gallimard.

Première musique de l’humanité

Un matin de plein soleil, Théodore m’a fait venir dans ce joli salon, aux bonnes proportions, à peine assez grand pour la famille, où on ne pouvait surtout pas organiser de ces « petits concerts » qu’il avait en horreur: « Ecoute bien, Achille, je vais te faire entendre la première musique de l’humanité. On n’en a trouvé aucune qui soit plus ancienne. C’est l’hymne à Apollon de Delphes que j’ai déchiffré. Je ne suis pas fier de grand-chose, mais de cela, oui: j’ai pu faire écouter aux hommes les sons de la Grèce. Gabriel Fauré, il est un de nos amis, tu sais, a joué l’hymne, qu’il a arrangé, sur ce piano, tu n’étais pas là, tu devais avoir tes cours à Nice. Depuis j’en ai traduit un autre, mais il est moins beau, plus lent. Il y avait des erreurs dans l’inscription, j’ai eu tort de les corriger, c’était peu-être, après tout, les fantaisies de ce musicien de l’Antiquité dont on ne connaît pas le nom. » 

Adrien Goetz, Villa Kérylos, Grasset 2017, page 218.  

 Cette histoire m’intéressait, je lui demandai comment il avait fait pour lire une musique si ancienne. Il m’expliqua qu’on ne savait pas pourquoi, dans l’inscription gravée, des lettres apparaissaient au-dessus de certaines lettres. Il avait compris que c’était la manière grecque de noter la musique, avant l’invention des partitions. On avait beaucoup écrit déjà sur le sujet, il avait abordé le problème avec un regard neuf et simple. J’étais fasciné. 

Adrien Goetz, Villa Kérylos, Grasset 2017, page 219.  

musique,lecture,littérature,grèce

J’écoutais s’élever chaque note, comme si on reconstruisait un temple devant moi: cette musique est belle, grave, pleine de mystère. Je la jouais à l’harmonica, la nuit, devant la mer. […] Je trouvais une parenté entre ce rythme lent et les chants corses de mon enfance (…) 

Adrien Goetz, Villa Kérylos, Grasset 2017, page 219.  

Même le second hymne, je l’ai trouvé très beau, plus répétitif, plus lancinant, une danse rituelle, peut-être plus vrai. Fauré ne l’avait pas retouché. J’ai été un lecteur fervent de l’ouvrage de Théodore, La Musique grecque, qu’il estimait utile, disait-il avec un sourire malicieux, à deux sortes de gens: « Les musiciens qui savent un peu de grec et les hellénistes qui savent un peu de musique, deux catégories qui ne sont pas bien nombreuses. » 

Adrien Goetz, Villa Kérylos, Grasset 2017, page 220.