Adrienne lit l’incipit d’Archives du Nord, de Marguerite Yourcenar, et se dit ‘Zut! voilà que je commence par le volume 2!’
« Dans un volume destiné à former avec celui-ci les deux panneaux d’un diptyque, j’ai essayé d’évoquer un couple de la Belle Époque, mon père et ma mère, puis de remonter au delà d’eux vers des ascendants maternels installés dans la Belgique du XIXe siècle, et ensuite avec plus de lacunes et des silhouettes de plus en plus linéaires, jusqu’au Liège rococo, voire jusqu’au Moyen Age. Une ou deux fois, par un effort d’imagination, et renonçant du coup à me soutenir dans le passé grâce à cette corde raide qu’est l’histoire d’une famille, j’ai tenté de me hausser jusqu’aux temps romains, ou préromains. Je voudrais suivre ici la démarche contraire, partir directement de lointains inexplorés pour arriver enfin, diminuant d’autant la largeur du champ de vue, mais précisant, cernant davantage les personnalités humaines, jusqu’au Lille du XIXe siècle, jusqu’au ménage correct et assez désuni d’un grand bourgeois et d’une solide bourgeoise du Second Empire, enfin jusqu’à cet homme perpétuellement en rupture de ban que fut mon père, jusqu’à une petite fille apprenant à vivre entre 1903 et 1912 sur une colline de la Flandre française. »
C’était pendant la première année du nouveau millénaire que j’ai eu en mains un livre qui m’a fait comprendre que pendant vingt ans j’avais habité dans la maison d’un ancien SS. Non que je n’aie reçu quelques signes: même le notaire, le jour où nous avions visité la maison ensemble, avait évoqué en passant les habitants précédents; je n’y avais prêté que peu d’attention. Peut-être que je le refoulais, imprégné comme je l’étais depuis des années par les poèmes douloureux de Paul Celan, les témoignages de Primo Levi, les innombrables livres et documentaires qui vous laissent sans voix, par l’impossibilité de toute une génération de décrire l’impensable. Là je voyais mes souvenirs intimes envahis par une réalité que je pouvais à peine m’imaginer, mais que je ne pouvais plus repousser. C’était comme si des spectres surgissaient dans les pièces que j’avais si bien connues; je voulais leur poser des questions mais ils passaient au travers de moi. Rien ne me déplaisait plus qu’écrire sur cette sorte de gens qui se mettaient à hanter ma propre vie.
Stefan Hertmans, De Opgang, De Bezige Bij, 2020, p.7 (incipit) Traduction de l’Adrienne.
Het was in het eerste jaar van het nieuwe millennium dat ik een boek in handen kreeg waaruit ik begreep dat ik twintig jaar in het huis van een voormalige ss-man had gewoond. Niet dat ik geen signalen had gekregen: zelfs de notaris had me, op de dag dat ik het huis met hem bezocht, terloops op de vorige bewoners gewezen; ik had er toen weinig aandacht voor. Misschien verdrong ik het ook, doordrenkt als ik jarenlang was geweest van de pijnlijke gedichten van Paul Celan, de getuigenissen van Primo Levi, de talloze boeken en documentaires die je sprakeloos achterlieten, de onmogelijkheid van een hele generatie om het ondenkbare te beschrijven. Nu zag ik mijn intieme herinneringen doordrongen raken van een werkelijkheid die ik me amper kon voorstellen, maar die ik ook niet meer kon wegduwen. Het was alsof er schimmen opdoemden in de kamers die ik zo goed had gekend; ik wilde ze vragen stellen, maar ze liepen dwars door me heen. Niets stond me zozeer tegen dan schrijven over het soort mens dat nu als een spook door mijn eigen leven begon te banjeren.
Stefan Hertmans, De Opgang, De Bezige Bij, 2020, p.7 (incipit)
Lire les premières pages en néerlandais ici – a paru chez Gallimard sous le titre Une Ascension dans une traduction d’Isabelle Rosselin, info ici et lecture des premières pages en français d’Isabelle ici 🙂
Le dix décembre n’est pas la date la plus joyeuse pour organiser une fête à Stockholm mais ça n’aura pas gêné Mikhaïl Cholokhov quand il est arrivé dans cette ville en 1965 pour y recevoir son prix Nobel de littérature. Il savait ce qu’était l’hiver. Comment il charrie des glaçons, ainsi qu’il l’a décrit dans cet unique roman grâce auquel on se souviendrait toujours de lui, tout au moins aussi longtemps que l’humanité chercherait quelque chose dans un livre. Et même si le vent pouvait faire rage sur les lieux où une médaille d’or aspirait impatiemment à sa poitrine, le caractère de Cholokov nous permet d’imaginer que dès qu’il est arrivé sur les côtes suédoises, il a ôté sa veste avec ostentation pour illustrer sa robustesse de cosaque. Même s’il l’aura gardée, bien sûr, d’abord par politesse, et aussi de peur d’égarer par ce moment d’orgueil le discours qu’il conservait précieusement dans sa poche intérieure, en vue du banquet. Lui, ce « Léon Tolstoï du peuple », s’était encore dépêché avant le départ d’aller chez un coiffeur de Moscou et il avait aspergé sa tête, prête à être taillée dans la pierre, de quelques gouttes de parfum, pour recevoir le prix que le vrai Tolstoï – le vrai mais manifestement moins ‘peuple’ – n’avait jamais reçu. C’était son jour. Le jour où il réglait définitivement son compte avec ses sombres années comme docker, comptable, tailleur de pierre, sabotier, contrôleur des contributions, homme à tout faire et complice des moins que rien. Liquider le passé avec tous ces culs léchés pour gravir les échelons dans le journalisme. Qu’il ait dû démarcher des éditeurs avec ses premiers manuscrits ne le rendait que plus grand en cet instant, lui, le fils d’une mère analphabète. Il éprouvait un immense plaisir en imaginant la colère de tous ces rédacteurs comprenant tout à coup qu’à l’époque ils avaient refusé les premiers balbutiements d’un futur prix Nobel. Dans peu de temps sa trogne ornerait les timbres de cinq kopecks, des plaques pour les rues qui porteraient son nom étaient en voie de fabrication, bien entendu, et seule la vie éternelle pourrait le priver de funérailles nationales.
Tien december is niet de vrolijkste datum denkbaar om in Stockholm een feestje te organiseren, maar daar zal Michail Sjolochov weinig last van hebben gehad toen hij in 1965 deze stad aandeed om er zijn Nobelprijs voor Literatuur op te pikken. Hij wist wat winter was. Hoe het ijs kan kruien staat beschreven in die ene roman waarom hij altijd herinnerd zou blijven, zolang de mensheid tenminste nog iets in boeken wenste te zoeken. En hoewel de wind lelijk huis kan houden op de plaats waar een gulden medaille ongeduldig lag te verlangen naar zijn borst, moet Sjolochovs karakter het ons toestaan te fantaseren dat hij zelfs, eenmaal aangekomen aan de Zweedse scherenkust, ostentatief een jasje heeft uitgedaan om zijn gehardheid als rasechte Kozak te illustreren. Al zal hij die jas natuurlijk wel hebben aangehouden, enerzijds uit beleefdheid, en anderzijds uit angst dat hij de banketrede, die hij zorgvuldig in z’n binnenzak bewaarde, door deze vestimentaire overmoed kwijt zou raken. Hij, de zogenaamde ‘Leo Tolstoj van het volk’, was voor zijn heenreis in Moskou nog snel even naar de kapper gegaan en had een paar druppels parfum over zijn spoedig uit te beitelen kop gesprenkeld om de prijs in ontvangst te nemen die de echte doch kennelijk minder volkse Tolstoj nooit had mogen krijgen. Dit was zijn dag. Definitief afgerekend werd er vandaag met zijn sombere jaren als dokwerker, boekhouder, steenkapper, kloefkapper, belastingcontroleur, manusje-van-alles en handlanger-vanniks. Afgerekend, met de konten die hij had gelikt, zich moeizaam een weg naar boven lebberend als journalist. Dat hij met zijn eerste manuscripten had moeten leuren maakte hem in deze stonden alleen maar groter, hij, zoon van een analfabete moeder. En hij voelde met genoegen de woede van al de redacteuren die opeens begrepen dat zij destijds het prille gepruts van een toekomstig Nobelprijswinnaar hadden afgewezen. Het kon niet lang meer duren of zijn tronie zou prijken op een postzegel van vijf kopeken, straatnaambordjes met zijn naam waren al onderweg naar de letterzetter, uiteraard, en alleen het eeuwige leven kon hem nog een staatsbegrafenis ontnemen.
Dimitri Verhulst, Het leven gezien van beneden (La vie vue d’en bas), Atlas Contact, 2016, incipit, pages 7-9.
Traduction de l’Adrienne, qui n’a eu besoin que d’un tout petit encouragement, grâce à la demande de Golondrina sous le précédent billet consacré à ce livre, pour se remettre à un de ses passe-temps préférés 😉
Un des thèmes principaux du livre est la liberté de penser en général et la liberté artistique en particulier, le droit d’exercer son art et le prix qu’ont dû payer de nombreux Bulgares, musiciens, écrivains… envoyés au camp de concentration de Béléné par le régime communiste.
Dimitri Verhulst rejoint la thèse selon laquelle Cholokov est un plagiaire, qui aurait recopié et détruit le manuscrit de Fyodor Kryukov après l’arrestation de celui-ci.
Cosaque comme Cholokov, Kryukov avait été soldat de l’armée des Russes blancs. Des auteurs comme Soljenitsyne et d’autres émettent ces accusations depuis longtemps.
Une autre lecture qui avait été conseillée à cette fameuse cinq-centième de la TGL dont il était question hier, c’est L’Intranquillité de Pessoa mais à sa bibliothèque communale, l’Adrienne a trouvé le livre ci-dessus et rien ne pouvait mieux lui convenir que ce titre qui parle du temps qui passe 😉 et qui commence par un point commun qu’elle a avec l’auteur – et qu’ont de nombreux enfants, probablement – faut juste espérer que ça s’arrête là, les points communs, parce que le type était quand même assez fou. Plus fou que l’Adrienne, ose-t-elle penser!
Ik heb van kleins af aan de behoefte gehad mijn wereld te verrijken met fictieve persoonlijkheden, zorgvuldig door mij geconstrueerde dromen die met een fotografische helderheid voor mijn geestesoog verschenen en door mij tot in het diepst van hun ziel begrepen werden. Toen ik nog maar vijf jaar oud was – een eenzaam maar niet ongelukkig kind – kreeg ik al gezelschap van figuren uit mijn dromen: een Kapitein Thibeaut, een Chevalier de Pas en anderen die ik nu vergeten ben. Ik herinner me ze vaag of helemaal niet meer, hetgeen tot de dingen in mijn leven behoort die ik het meest betreur.
Fernando Pessoa, Kroniek van een leven dat voorbijgaat, Van Oorschot, Amsterdam, 2020, p.7 (incipit) – ou ‘chronique d’une vie qui passe’, textes rassemblés et traduits par Michaël Stoker.
Tout petit déjà j’avais besoin d’enrichir mon univers de personnages fictifs, de rêves soigneusement construits que je voyais aussi nettement que des photos et que je comprenais du fond de l’âme. Je n’avais que cinq ans – un enfant solitaire mais pas malheureux – quand j’avais déjà la compagnie des figures nées de mon imagination: un Capitaine Thibeaut, un Chevalier de Pas et d’autres que j’ai oubliés. Je m’en souviens vaguement ou pas du tout, ce qui est une des choses de ma vie que je regrette le plus. (traduction de l’Adrienne)
Il était enfin disponible à la bibliothèque donc on peut s’attaquer à sa lecture:
La première fois que Mathilde visita la ferme, elle pensa: « C’est trop loin. » Un tel isolement l’inquiétait. A l’époque, en 1947, ils ne possédaient pas de voiture et ils avaient parcouru les vingt-cinq kilomètres qui les séparaient de Meknès sur une vieille trotteuse, conduite par un Gitan. Amine ne prêtait pas attention à l’inconfort du banc en bois ni à la poussière qui faisait tousser sa femme. Il n’avait d’yeux que pour le paysage et il se montrait impatient d’arriver sur les terres que son père lui avait confiées.
La première règle quand on veut écrire un roman, c’est de dire non. Non, je ne viendrai pas boire un verre. Non, je ne peux pas garder mon neveu malade. Non, je ne suis pas disponible pour déjeuner, pour une interview, une promenade, une séance de cinéma. Il faut dire non si souvent que les propositions finissent par se raréfier, que le téléphone ne sonne plus et qu’on en vient à regretter de ne recevoir par mail que des publicités. Dire non et passer pour misanthrope, arrogant, maladivement solitaire. Ériger autour de soi un mur de refus contre lequel toutes les sollicitations viendront se fracasser. C’est ce que m’avait dit mon éditeur quand j’ai commencé à écrire des romans. C’est ce que je lisais dans tous les essais sur la littérature, de Roth à Stevenson, en passant par Hemingway qui le résumait d’une manière simple et triviale: « Les plus grands ennemis d’un écrivain sont le téléphone et les visiteurs. » Il ajoutait que de toute façon, une fois la discipline acquise, une fois la littérature devenue le centre, le cœur, l’unique horizon d’une vie, la solitude s’imposait. « Les amis meurent ou ils disparaissent, lassés peut-être par nos refus. »
Bref, elle sait qu’il faut dire non si elle veut continuer à travailler sur le roman en cours, mais elle dit oui à la proposition de son éditrice: aller passer une nuit à Venise, enfermée au musée de la Punta della Dogana.
D’un écrivain et de son œuvre, on peut au moins savoir ceci : l’un et l’autre marchent ensemble dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route circulaire, où leur destination se confond avec leur origine : la solitude.
Je quitte Amsterdam. Malgré ce que j’y ai appris, j’ignore toujours si je connais mieux Elimane ou si son mystère s’est épaissi. Je pourrais convoquer ici le paradoxe de toute quête de connaissance : plus on découvre un fragment du monde, mieux nous apparaît l’immensité de l’inconnu et de notre ignorance ; mais cette équation ne traduirait encore qu’incomplètement mon sentiment devant cet homme. Son cas exige une formule plus radicale, c’est-à-dire plus pessimiste quant à la possibilité même de connaître une âme humaine. La sienne ressemble à un astre occlus ; elle magnétise et engloutit tout ce qui s’en rapproche. On se penche un temps sur sa vie et, s’en relevant, grave et résigné et vieux, peut-être même désespéré, on murmure : sur l’âme humaine, on ne peut rien savoir, il n’y a rien à savoir.
Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, éd. Philippe Rey/Jimsaan, 2021, incipit, p.15
Aux auteurs africains de ma génération, qu’on ne pourrait bientôt plus qualifier de jeune, T.C. Elimane permit de s’étriper dans des joutes littéraires pieuses et saignantes. Son livre tenait de la cathédrale et de l’arène ; nous y entrions comme au tombeau d’un dieu et y finissions agenouillés dans notre sang versé en libation au chef-d’œuvre. Une seule de ses pages suffisait à nous donner la certitude que nous lisions un écrivain, un hapax, un de ces astres qui n’apparaissent qu’une fois dans le ciel d’une littérature. (p. 17)
Si on pouvait douter qu’ait réellement existé, à une époque, un homme appelé T.C. Elimane, ou se demander si ce n’était pas là le pseudonyme qu’un auteur s’était inventé pour se jouer du milieu littéraire ou s’en sauver, nul, en revanche, ne pouvait mettre en doute la puissante vérité de son livre : celui-ci refermé, la vie vous refluait à l’âme avec violence et pureté.
Savoir si, oui ou non, Homère a eu une existence biographique demeure une question passionnante. A la fin, cependant, elle change peu de choses à l’émerveillement de son lecteur ; car c’est à Homère, qui ou quoi qu’il fût, que ce lecteur rend grâce d’avoir écrit l’Iliade ou l’Odyssée. De la même façon, peu importait la personne, la mystification ou la légende derrière T.C. Elimane, c’était à ce nom que nous devions l’œuvre qui avait changé notre regard sur la littérature. (p. 18)
***
La presse après le Goncourt: ici. France culture ici et ici.
Dans sa maison on peut visiter trois pièces. Leur accès est limité par des rubans de velours rouge. Sur un chevalet, une reproduction de son dernier tableau, un bouquet de tournesols et de roses trémières.
Elle ne peignait pas que des fleurs.
Une porte peinte en gris, fermée à clef, menait à un étage où j’imaginais des fantômes. Et quand on sortait de la maison, on les voyait, Paula et Otto, les Modersohn-Becker. Pas des fantômes mais des monstres, en habit d’époque, très kitsch à la fenêtre de leur maison de morts, par-dessus la rue, par-dessus nos têtes de vivants. Un couple de mannequins de cire, d’une laideur bicéphale à la fenêtre de cette jolie maison de bois jaune.
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L’horreur est là avec la splendeur, n’éludons pas, l’horreur de cette histoire, si une vie est une histoire : mourir à trente et un ans avec une œuvre devant soi et un bébé de dix-huit jours.
Marie Darrieussecq, Être ici est une splendeur, vie de Paula M. Becker, éd. P.O.L, 2016 (incipit)
Dès votre arrivée à Alger, il vous faudra prendre les rues en pente, les monter puis les descendre. Vous tomberez sur Didouche-Mourad, traversée par de nombreuses ruelles comme par une centaine d’histoires, à quelques pas d’un pont que se partagent suicidés et amoureux.
Descendre encore, s’éloigner des cafés et bistrots, boutiques de vêtements, marchés aux légumes, vite, continuer, sans s’arrêter, tourner à gauche, sourire au vieux fleuriste, s’adosser quelques instants contre un palmier centenaire, ne pas croire le policier qui prétendra que c’est interdit, courir derrière un chardonneret avec des gosses, et déboucher sur la place de l’Émir Abdelkader. Vous raterez peut-être le Milk Bar tant les lettres de la façade rénovée récemment sont peu visibles en plein jour : le bleu presque blanc du ciel et le soleil aveuglant brouillent les lettres. Vous observerez des enfants qui escaladent le socle de la statue de l’émir Abdelkader, souriant à pleines dents, posant pour leurs parents qui les photographient avant de s’empresser de poster les photos sur les réseaux sociaux. Un homme fumera sur le pas d’une porte en lisant le journal. Il faudra le saluer et échanger quelques politesses avant de rebrousser chemin, sans oublier de jeter un coup d’œil sur le côté : la mer argentée qui pétille, le cri des mouettes, le bleu toujours, presque blanc. Il vous faudra suivre le ciel, oublier les immeubles haussmanniens et passer à côté de l’Aéro-habitat, barre de béton au-dessus de la ville.
Vous serez seul, car il faut être seul pour se perdre et tout voir. Il y a des villes, et celle-ci en fait partie, où toute compagnie est un poids. On s’y balade comme on divague, les mains dans les poches, le cœur serré.
Vous grimperez les rues, pousserez les lourdes portes en bois qui ne sont jamais fermées à clé, caresserez l’impact laissé sur les murs par des balles qui ont fauché syndicalistes, artistes, militaires, enseignants, anonymes, enfants. Des siècles que le soleil se lève au-dessus des terrasses d’Alger et des siècles que nous assassinons sur ces mêmes terrasses.
Kaouther Adimi, Nos richesses, éd. du Seuil 2017, p.11-12 (incipit)
C’était un matin d’été, un jour de grande chaleur. Je devais prendre un taxi pour traverser Paris. Le chauffeur, un Asiatique souriant, Mercedes climatisée noire, me dit: « La musique ne vous dérange pas? » – En principe, non. Qu’est-ce que vous avez? » Il me cite deux chanteurs de variété, une chanteuse, et puis, surprise, Bach et Mozart. « Quoi de Mozart? – Le Requiem. – Vraiment? – ça ne vous plaît pas? – Si, si. Quelle interprétation? – L’Orchestre philharmonique de Vienne. Vous connaissez? – Un peu. Allez-y, merci. »
[…] Je descends dans l’air étouffant, je marche vers mon rendez-vous, j’appelle sur mon portable pour prévenir d’un léger retard, je tombe sur un allégro de Mozart en boucle, un concerto pour violon. A New York, je m’en souviens, dans l’ascenseur de l’hôtel, c’était la 40e symphonie en sol mineur. Pour réserver un taxi, la Petite Musique de nuit. Et ainsi de suite. Mozart est partout, c’est une industrie permanente […]
Mozart, le vrai Mozart, quelle serait aujourd’hui sa fortune s’il touchait à chaque instant des droits d’auteur? J’ai fini par poser la question à un spécialiste qui m’a répondu en riant: « De quoi s’acheter l’Autriche tout entière. »
Philippe Sollers, Mystérieux Mozart, éd. Folio 2006, incipit p.13, p.17 et p.20.