M comme Mira

Une dame à l’accent roumain essayait de répéter ce qu’elle avait retenu du chemin à suivre – « donc je continue par là et puis ce sera légèrement à droite et … euh … c’est bien ça? » – oui c’est ça a répondu l’homme.

A ce moment-là, l’Adrienne était arrivée à leur hauteur et comme la dame poursuivait son chemin, l’Adrienne se tourne vers elle et lui lance:

– C’est à la bibliothèque que vous allez?
– Oui! comment vous avez deviné?
– Et par hasard vous ne seriez pas la dame qui fait la conférence de ce soir?

C’était bien elle.

Alors pendant la vingtaine de minutes qu’il a fallu pour s’y rendre, elles ont eu l’occasion de parler de la Roumanie.

Mira était surtout curieuse de savoir quand, comment, pourquoi l’Adrienne avait fait la connaissance de ce pays, par conséquent elle a eu droit à l’histoire de la lettre 🙂

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Photo prise à Ostende dimanche matin

I comme Incipit

Adrienne lit l’incipit d’Archives du Nord, de Marguerite Yourcenar, et se dit ‘Zut! voilà que je commence par le volume 2!’

« Dans un volume destiné à former avec celui-ci les deux panneaux d’un diptyque, j’ai essayé d’évoquer un couple de la Belle Époque, mon père et ma mère, puis de remonter au delà d’eux vers des ascendants maternels installés dans la Belgique du XIXe siècle, et ensuite avec plus de lacunes et des silhouettes de plus en plus linéaires, jusqu’au Liège rococo, voire jusqu’au Moyen Age. Une ou deux fois, par un effort d’imagination, et renonçant du coup à me soutenir dans le passé grâce à cette corde raide qu’est l’histoire d’une famille, j’ai tenté de me hausser jusqu’aux temps romains, ou préromains. Je voudrais suivre ici la démarche contraire, partir directement de lointains inexplorés pour arriver enfin, diminuant d’autant la largeur du champ de vue, mais précisant, cernant davantage les personnalités humaines, jusqu’au Lille du XIXe siècle, jusqu’au ménage correct et assez désuni d’un grand bourgeois et d’une solide bourgeoise du Second Empire, enfin jusqu’à cet homme perpétuellement en rupture de ban que fut mon père, jusqu’à une petite fille apprenant à vivre entre 1903 et 1912 sur une colline de la Flandre française. »

(édition de 1977 chez Gallimard, p.13)

Bon ben… yapluka retourner à la bibliothèque 🙂

B comme bramer

« La pensée n’est peut-être qu’une bizarrerie de la nature offerte à une espèce, comme elle fait ces bois de ruminants rares ou disparus que l’on voit dans les muséums : armes ou parures si curieusement étendues, bouclées ou spiralées, ou si rameuses qu’elles sont plus nuisibles encore qu’inutiles à l’animal qu’elles couronnent.

Pourquoi pas ? Pourquoi non ? Notre tête est chargée de questions et d’idées qui se prennent dans l’enchevêtrement de la forêt des faits, et nous retient embarrassés, orgueilleux de l’être, condamnés à bramer des poèmes et des hypothèses, – fiers et désespérés. »

Une citation de Paul Valéry – in Mauvaises pensées et autres, publié en 1942 – que l’Adrienne se devait de partager avec vous: elle n’est sûrement pas la seule à avoir la tête ‘chargée de questions et d’idées’.

‘Embarrassés et orgueilleux de l’être’, voilà exactement la conclusion du bon bramin, une lecture hautement recommandable 🙂

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La photo de Vincent Héquet vient de chez Bricabook, il y a quelques années (2015!), mais vous aurez saisi le rapport – à l’époque ça m’avait fait penser à monsieur de Montespan 😉

Si vous choisissez la version PDF du livre de Paul Valéry, la citation ci-dessus se trouve en page 5.

P comme Plassans

C’est le 2 avril qu’il est né mais par un hasard de calendrier l’Adrienne n’arrivera que le 3 dans la ville où il a passé son enfance, de ses trois à ses dix-huit ans.

Elle ne pensait pas en faire un voyage littéraire, le but était d’abord qu’il soit musical, puisqu’on y organise un joli festival de Pâques, mais voilà, la ville compte d’illustres enfants dans d’autres domaines que la musique et principalement ces deux-là, amis de toute une vie, depuis les bancs de l’école, le peintre Paul Cezanne et l’écrivain Émile Zola.

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source de l’illustration ici, dessin de la ville de Plassans réalisé par Émile Zola en préparation de son roman La conquête de Plassans (paru en 1874).

Pour tout savoir sur les similitudes entre Plassans et Aix-en-Provence, voir l’excellent article ici.

Une brochure du service du tourisme d’Aix, Sur les pas d’Émile Zola, ici.

Et Sur les pas de Cezanne, ici.

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Billet écrit le 13 janvier 2023, jour du 125e anniversaire de la publication de l’article J’accuse (Lettre ouverte au président de la République, le 13 janvier 1898 in L’Aurore)

J comme jeunesse

C’est l’été de ses vingt ans et depuis le printemps déjà, Louis sent qu’il a changé.
Qu’il n’est plus un enfant.
Qu’il veut prendre ses propres décisions.

Mais le père est intransigeant.
Louis sait qu’il ne cèdera sur rien, ni sur ses prérogatives de chef de famille et de maître absolu de son exploitation agricole, ni sur les choix amoureux de son fils.

Parce que c’est ainsi que tout a commencé, à la fin de l’hiver: quand il a été question du meilleur endroit pour y semer le lin et quand il a vu sur lui le regard et le sourire de Schellebelle.

Le père serre les poings, serre la mâchoire, serre son lourd bâton, celui avec lequel il portera le coup fatal.

– Tout est de la faute de cette effrontée, rugit-il. Je t’interdis de t’approcher d’elle.

Louis obéit et attend son heure.
Même si ça lui crève le cœur de voir Schellebelle rire et bavarder avec les journaliers, ses semblables.

Alors il voudrait ne pas être le fils du maître et avoir le droit de batifoler, lui aussi.

Et avoir la certitude d’être aimé pour lui-même.

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Merci à Monsieur le Goût pour son 146e devoir:

« La multiplicité des interprétations possible de cette toile de Léon Augustin Lhermitte m’a amusé. Elle devrait vous inspirer autant qu’elle m’a inspiré en la voyant. Même mieux encore j’espère. »

Le tableau m’a tout de suite fait penser à l’intrigue d’un roman de Stijn Streuvels, paru en 1907, De Vlaschaard (Le champ de lin).

Pour ceux que ça intéresse, il y a deux billets où j’ai traduit des extraits d’une autre œuvre de Streuvels: ici et ici.

H comme hommage

Aujourd’hui l’Adrienne est à la fête: toute une journée consacrée à Molière, dont on célèbre dignement les quatre cents ans en cette année 2022.

Ce samedi 10 décembre, l’Adrienne va le passer à écouter des érudits parler des amitiés artistiques et philosophiques de Molière.

C’est une des choses les plus agréables qui soient: être de nouveau l’élève qui écoute un prof 🙂

Tout le programme est .

Source de l’image ici

J comme Jeu de paume

Quel geste viril! Il s’effectue de préférence au cours d’une manœuvre un peu délicate, quand une concentration classique, les mains empoignant fermement le volant, semblerait requise. Avec une expression impavide, et souvent un mâchouillement de chewing-gum, comme une métaphore supplémentaire de décontraction affichée, l’automobiliste de paume fait son grand numéro. Il n’a pas besoin de ses doigts. […] Un grand tourniquet dans un sens, puis dans un autre. C’est James Bond au créneau.

Il y a une idée de légèreté dans le projet – je m’appuie à peine sur la surface des choses, et elles m’obéissent. Pourtant, curieusement, cette volonté d’effleurement recèle une violence à la fois arrogante et légèrement bestiale […] une sensualité de petit mec, qui juge les autres hommes timorés et pense que les femmes ont trouvé leur permis de conduire dans un baril de lessive. […] cela veut tellement dire je suis plus fort, plus désinvolte, plus futé, plus rapide, qu’au lieu de susciter l’admiration espérée, le frimeur est tout de suite détesté. […]

Philippe Delerm, L’extase du selfie et autres gestes qui nous disent, Le Seuil, 2020, p.27-28.

Avouons que tous nous avons déjà observé ce geste, ce personnage, et éprouvé ce genre de sentiments en le voyant 😉

D comme Daudet

Facteur, c’est moi qui vous le dis, c’est un beau métier! Et je peux le savoir, je l’exerce depuis plus de quinze ans.

Bien sûr, je sais ce que vous allez me répondre, que parfois on apporte de mauvaises nouvelles! Mais est-ce que ça compte en regard de tout le reste?

Non, je vous le dis et le redis: il n’y a qu’à voir avec quel bonheur et quelle impatience on est reçu, partout où on va.

Les concierges nous aiment. Les retraités nous aiment. Et là ce joli paquet que je tiens à la main, c’est pour monsieur Maurice.

Il y a au moins une fois par mois une belle enveloppe à l’encre violette qui vient tout droit d’Eyguières et qui sent bon la Provence.

M’est avis que la Mamette de monsieur Maurice, elle y met quelques brins de lavande!

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Texte écrit pour le Jeu 81 de Filigrane – merci à elle! – sur le thème des Lettres de mon moulin, d’Alphonse Daudet.

U comme umeur

Le soir, quand Madame allume son téléphone portable pour une dernière vérification, elle pourrait chaque fois gagner un pari: dès que Lynn la voit en ligne, arrivent ses messages:

– Je vous ai vue marcher en rue, vous aviez l’air bien contente!
– Ah oui, fait Madame, j’ai le sourire, en général, alors j’en reçois en retour, et même parfois je chante en marchant.

Lynn, plus rien ne l’étonne.
Et ça discute jusqu’à ce que Madame dise « bon, maintenant il faut dormir ».

Ensuite évidemment Madame ne dort pas, elle pense aux petits soucis de Lynn, mais bizarrement ces conversations la mettent de bonne humeur.
Ou plutôt umeur, comme on dit dans le dialecte du Val d’Aoste.

– Quelqu’un parmi vous est déjà allé au Val d’Aoste? demande Enzo, l’Italiano vero qui s’occupe du club de lecture italien.

Oui, le père de l’Adrienne y a emmené sa famille pour un aller-retour d’une journée, alors qu’ils étaient en vacances du côté de Chamonix et qu’une adresse valdostana lui était recommandée par un de ses guides culinaires.

Un repas mémorable, c’est vrai, dans une ferme où aucun menu n’était affiché et où des plats – savoureux mais gargantuesques – se succédaient sans qu’une parole puisse être échangée, pour cause de langue inconnue 😉

– Je pense, dit Lynn hier soir, que ma fille est déjà dans sa puberté!

La gamine a tout juste huit ans. Mais sa mère est une nature inquiète qui aime tirer ses enseignements médicaux d’internet.

– Elle n’était que 19e au cross de l’école, et normalement elle se bat pour être sur le podium.
– Elle est peut-être juste fatiguée? dit Madame, qui n’ose pas ajouter qu’elle mange trop gras et trop sucré et se couche trop tard.
– Je vais lui faire faire une prise de sang, dit-elle, elle avait soif, hier après l’école, j’ai peur du diabète.

En voilà une, se dit Madame, qui ferait mieux de lire des Gaston plutôt que encyclopédies médicales…

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Texte écrit d’après une consigne de Joe Krapov – merci à lui – qui demandait
1. de lister 12 mots ou concepts qui nous mettent de bonne humeur ; chacun d’eux commence par une des premières lettres de l’alphabet (A B C D E F G H I J K L)
2. de dire pourquoi et comment survient la bonne humeur.

Je me suis basée sur les tags qui reviennent le plus souvent sur ce blog et ça donne ceci:

Amitié – Bruxelles – Chanson (chanter)DialectesÉlèves/Expo – Fleur(s) – Gaston/GastronomieHumourItalie/italienJeuKrapoverieLangue/Littérature.

En gras, vous l’aurez compris, ceux qui ont un rapport avec ce billet.

7 phrases

C’était pendant la première année du nouveau millénaire que j’ai eu en mains un livre qui m’a fait comprendre que pendant vingt ans j’avais habité dans la maison d’un ancien SS. Non que je n’aie reçu quelques signes: même le notaire, le jour où nous avions visité la maison ensemble, avait évoqué en passant les habitants précédents; je n’y avais prêté que peu d’attention. Peut-être que je le refoulais, imprégné comme je l’étais depuis des années par les poèmes douloureux de Paul Celan, les témoignages de Primo Levi, les innombrables livres et documentaires qui vous laissent sans voix, par l’impossibilité de toute une génération de décrire l’impensable. Là je voyais mes souvenirs intimes envahis par une réalité que je pouvais à peine m’imaginer, mais que je ne pouvais plus repousser. C’était comme si des spectres surgissaient dans les pièces que j’avais si bien connues; je voulais leur poser des questions mais ils passaient au travers de moi. Rien ne me déplaisait plus qu’écrire sur cette sorte de gens qui se mettaient à hanter ma propre vie.

Stefan Hertmans, De Opgang, De Bezige Bij, 2020, p.7 (incipit) Traduction de l’Adrienne.

Het was in het eerste jaar van het nieuwe millennium dat ik een boek in handen kreeg waaruit ik begreep dat ik twintig jaar in het huis van een voormalige ss-man had gewoond. Niet dat ik geen signalen had gekregen: zelfs de notaris had me, op de dag dat ik het huis met hem bezocht, terloops op de vorige bewoners gewezen; ik had er toen weinig aandacht voor. Misschien verdrong ik het ook, doordrenkt als ik jarenlang was geweest van de pijnlijke gedichten van Paul Celan, de getuigenissen van Primo Levi, de talloze boeken en documentaires die je sprakeloos achterlieten, de onmogelijkheid van een hele generatie om het ondenkbare te beschrijven. Nu zag ik mijn intieme herinneringen doordrongen raken van een werkelijkheid die ik me amper kon voorstellen, maar die ik ook niet meer kon wegduwen. Het was alsof er schimmen opdoemden in de kamers die ik zo goed had gekend; ik wilde ze vragen stellen, maar ze liepen dwars door me heen. Niets stond me zozeer tegen dan schrijven over het soort mens dat nu als een spook door mijn eigen leven begon te banjeren.

Stefan Hertmans, De Opgang, De Bezige Bij, 2020, p.7 (incipit)

Lire les premières pages en néerlandais ici – a paru chez Gallimard sous le titre Une Ascension dans une traduction d’Isabelle Rosselin, info ici et lecture des premières pages en français d’Isabelle ici 🙂