Oubliez tout ce que vous croyez savoir sur Robinson, le naufrage, l’île, Vendredi… Oubliez l’image que vous en avez reçue au travers de lectures d’enfance, de films ou de séries télévisées… Si vous n’êtes pas de ceux qui ont lu la version originale, vous serez sans doute aussi surpris que moi de constater que de toutes ces images d’Epinal, il ne restera pas grand-chose après la lecture de la nouvelle traduction de Françoise du Sorbier, dont je parlais déjà ici: T comme traduttore traditore
Mais ce que je ne comprends absolument pas, c’est ce que Rousseau, oui en effet celui de l’Emile, a bien pu lui trouver pour l’ériger en bible de l’éducation. Ou alors il faudra que je revoie encore une fois mon opinion sur Rousseau – qui n’est déjà pas des plus favorables 😉 – car personnellement ce que j’ai trouvé dans cette version complète de Robinson Crusoé, c’est surtout un hymne à la suprématie de l’homme blanc.
Celui qui considère qu’une terre est sienne dès qu’il a posé le pied dessus.
Que toute activité doit servir à augmenter ses biens et à s’enrichir.
Qu’on peut voler à un mort. Et pourtant des pièces d’or ne sont d’aucune utilité sur une île déserte.
Que la fin justifie les moyens. Lisez et voyez ce qui arrive au jeune Xury.
Que « le bon sauvage » est avant tout un bon esclave, qui doit oublier sa langue et sa culture propres pour adopter la langue et la religion de son maître.
Et que donner un nom à une chose, c’est une façon de se l’approprier:
« Tout d’abord, je lui fis savoir que son nom serait Vendredi, car c’était le jour où je lui avais sauvé la vie. Je le nommai ainsi en mémoire de ce jour, et lui appris également à dire « Maître », puis lui fis comprendre qu’il devait m’appeler ainsi. » (page 267)
Robinson finit par se sentir tout à fait roi de son île le jour où elle compte quatre habitants:
« Mon île était maintenant peuplée, et je m’estimais très riche en sujets. Je me fis alors souvent la plaisante réflexion que je ressemblais beaucoup à un roi. D’abord, tout le pays était ma propriété, si bien que j’avais une autorité souveraine et indiscutable; ensuite, mon peuple m’était totalement soumis: j’étais seigneur et législateur absolu (…) » (page 310)
Ce qui m’a fait sourire, c’est la fierté naïve de Robinson quand il montre à Vendredi comment tremper sa galette dans le lait de chèvre. Il ne semble pas imaginer un instant que cet homme connaît sans aucun doute toutes les ressources de l’île, étant natif du coin, et que peut-être c’est lui qui pourrait lui faire découvrir une plante ou un fruit ou comment accommoder un mets « local ».
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1719, c’est l’année de parution de Robinson Crusoé. L’esclavagisme et le commerce triangulaire sont en plein essor. Il en est question dans Robinson: c’est pour partir à la recherche d’esclaves sur les côtes de Guinée qu’il s’embarque et quitte sa plantation brésilienne.
1762, c’est l’année de parution de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, qui, comme le dit la traductrice dans sa postface, « voit en Robinson « le plus heureux traité d’éducation naturelle », et le seul ouvrage digne de la bibliothèque de son Émile » (page 393). Il me semble pourtant que Defoe est loin des idées des Lumières ou des préromantiques.
Et entre les deux, en 1748, Montesquieu, L’Esprit des Lois, XV, chapitre 5: « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais… », inégalable pamphlet contre l’esclavage et son inhumanité. Rousseau n’en aurait-il pas eu connaissance?
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Merci à News Book http://newsbook.fr/ en partenariat avec les éditions Albin Michel http://www.albin-michel.fr/ pour cette très instructive relecture d’un des grands mythes de notre littérature mondiale. En effet, Françoise du Sorbier l’a joliment dépoussiéré 🙂
« Pourquoi retraduire Robinson Crusoé? » demandait-elle page 393.
Pour nous donner enfin la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je le jure 🙂