Peu après le départ de l’homme-de-ma-vie, j’ai eu l’occasion de revoir la maison de ma grand-mère Adrienne. Elle était à vendre et si j’en avais eu la possibilité, je l’aurais achetée tout de suite: dès que j’en ai franchi le seuil, toutes ces années après, la première chose qui m’a frappée, c’était l’odeur.
La maison avait gardé le parfum de mon enfance.
Alors vous imaginez avec quelle délectation j’ai lu – que dis-je? humé, dévoré, absorbé – ce livre de Philippe Claudel, Parfums, paru chez Stock en septembre 2012.

Délectable et merveilleux de retrouver dans ce livre tant de parfums de mon enfance. Délectable et merveilleux de voir revivre la grand-mère, le boucher du coin, la vieille maison… Quelles émotions à chaque fois!
Grand-mère achève son oeuvre en festonnant finement avec ses ciseaux noirs de couturière un peu de persil qui chute sur la viande, lui donnant une senteur d’herbe vivante, puis elle me regarde en souriant.
chapitre Ail, pages 19-20
Je monte dans les chambres (…). J’ouvre des armoires, découvre des chapeaux melon naphtalinés, des costumes de morts, (…) Les chambres, les greniers, les lieux de hauteur deviennent des thrènes murmurants tandis que la cave (…) est un poème des Enfers. J’y pénètre en tremblant (…) Les casiers qui supportent des bouteilles de vin au col gris et des conserves de légumes disparaissent de même que la voûte de pierre. (…) La caverne me lance son haleine de puits (…). Je frissonne. (…) Mon coeur, petit animal encagé, se cogne à ses barreaux de chair. La cave tente de me charmer avec son sortilège de moisissure et de salpêtre (…)
chapitre Cave, pages 45-46
(…) dans les draps frais, le sommeil est un délice car je m’enfonce dans la nuit avec en moi ce parfum de large continent que le tissu tendu s’est pénétré au plein air durant le jour et il me semble respirer, quand mon visage se pose sur le drap (…) les immensités prussienne, russe, mandchoue, mongole et sibérienne (…) Ce n’est pas seulement une odeur de linge lavé, propre, que je hume, mais bien celle d’une géographie de terre et de vent, sauvage et ample, étendue d’une infinité de contes, de fables, de chants, d’images que j’ai lus et regardés, et qui font de moi, sous les toits, dans les premiers pas du sommeil, dans ce lit tendu de ses draps nouveaux que mes grand-mère et grand-tantes ont paré jadis de fleurs, de courbes et d’arabesques avec leurs patientes aiguilles, un voyageur céleste et rassuré, un être vulnérable qui se sait pour un temps entouré et heureux.
chapitre Draps frais, page 84
Je pourrais vous recopier encore bien d’autres extraits qui semblent parler de moi: de larges passages du chapitre Ether, où un petit enfant doit subir une opération, d’autres sur l’odeur du foin, et le chapitre Munster où il me suffirait de remplacer munster par maroilles et père par mère.
Un inventaire alphabétique dans lequel probablement notre génération se reconnaîtra bien, une langue poétique, de l’émotion teintée d’humour… et le droit de tourner un peu plus rapidement ces quelques pages qui ne nous « parlent » pas (la pêche aux poissons de rivière, par exemple)
J’ai senti l’après-rasage de mon grand-père, l’odeur grasse et poussiéreuse du charbon qu’on vient de livrer, les « fumets de corps négligés » du chou cuit, le tabac de la pipe de mon arrière-grand-père, les graviers du cimetière et les bouquets aux « odeurs de mort végétale », l’odeur des églises, celle de la salle de gymnastique ou celle d’un vieux vêtement.
Tout est là. Il n’y a rien à ajouter 