Mettre les points sur les i, se dit l’Adrienne, de puntjes op de i zetten, mais on n’en met que sur le i minuscule, comment ça se fait?
Tout à fait le genre de questions pour lesquelles Madame pouvait toujours compter sur un élève par classe – l’indispensable élève aux questions qui permettent à tout le monde de respirer un coup.
Et en même temps garantissent 100 % d’attention 😉
– D’où ça vient, cette cédille sous le c? a demandé un jour un de ces précieux élèves questionneurs.
Mais jamais aucun ne s’est inquiété de l’absence de point sur le i majuscule.
Jusqu’à hier soir, que tout à coup l’Adrienne se le demandait.
Alors bien sûr elle a cherché, il n’y a rien de plus ennuyeux que des questions sans réponse 😉
Madame était de service à l’accueil de l’expo dans les locaux de l’académie quand J*** est arrivée.
– Si ça ne vous dérange pas, fait-elle, je viens me repérer, je prévois un shooting photo ici, avec une amie qui est enceinte… – Pas de problème, répond Madame, prends ton temps! Et puis, tu connais les lieux!
J*** est trentenaire aujourd’hui mais était déjà pianiste virtuose à seize ans. A un de ces « bals des anciens élèves » que Madame a organisés, c’est J*** qui avait fait apporter son piano à queue et qui avait joué toute la soirée, enchaînant morceaux connus et improvisations.
– C’est terrible! dit-elle encore, en ce moment je suis bombardée de copines enceintes.
Terrible, parce que vu qu’elle a plus de trente ans, elle est surtout « bombardée » de questions et de pressions diverses: elle n’a pas de petit ami et pas de projet de bébé.
– Je comprends, dit Madame.
Puis elles ont parlé de musique, de piano.
– Je vois que vous avez arrêté, dit-elle à Madame. – C’est vrai! Mais l’envie est toujours là! Même si je devrai reprendre à zéro! – Y a plus qu’à vous couper les ongles 🙂
Parce que c’est à ses longs ongles, bien sûr, qu’on voit que Madame ne fait plus de piano
***
Photo de l’époque d’un de ces bals: les demoiselles qui ont mis leurs plus fins souliers ont eu bien mal aux pieds 🙂
Je vous écris juste pour vous dire que sur les plus de 33 questions je n’en ai pas encore fait 18 mais je ne veux pas stresser parce que le stress, ça ne vaut rien. Je vous le dis juste pour que vous ne soyez pas déçue.
Mais qu’est-ce qu’elle veut dire exactement, se demande Madame, complètement dans le brouillard après avoir lu deux fois cette petite missive.
(traduction de l’Adrienne)
C’est quoi, le message, en fait?
Qu’elle ne veut pas stresser mais qu’elle stresse parce qu’elle a fait à peine la moitié de ce qu’elle devait faire? Que c’est elle qui est déçue de ne pas y arriver?
Quand elle sonne à la porte le lendemain à neuf heures du matin, Madame lui dit:
– Tu sais, je n’ai pas répondu à ton message d’hier soir parce que je n’ai pas bien compris ce que tu voulais dire… – Oh! répond-elle, je n’ai fait que 12 ou 13 questions.
Conclusion: elle revient demain.
Mais ni elle ni Madame ne savent si elle sera arrivée au bout des 33 questions.
– Faire un planning réaliste, lui dit Madame, tu veux qu’on en parle?
Abdel et son ami Omar remontaient la rue quand Madame la descendait. On était vendredi, Abdel était en djellaba.
Son père ne plaisante donc toujours pas sur les prescriptions religieuses, qu’il invente même au besoin.
A l’époque où le gamin trouvait à peine le temps d’étudier ses leçons et de faire ses devoirs, parce que son père l’obligeait à gagner les sous nécessaires à sa scolarité, il devait en plus passer son temps à apprendre par cœur le livre sacré.
Sinon c’étaient des coups de ceinture sur le dos, là où ça fait mal mais ça ne se voit pas.
Bref, en l’apercevant ils s’arrêtent pour une causette, tout sourire, comme d’habitude.
– Alors, leur dit Madame – qui ne peut s’empêcher de poser tôt ou tard ce genre de question – vous y êtes? Vous êtes en dernière année? – Ah! non, avant-dernière!
Pourtant, pour une fois, Madame était sûre d’avoir compté juste.
– Je vois, dit-elle, vous faites ça à l’aise!
Ils rigolent:
– Oui, à l’aise, exactement!
La vérité, bien sûr, se trouve ailleurs.
Complètement ailleurs.
Il y a des contextes qui ne sont vraiment pas propices aux études supérieures… Mais on n’en parle pas. Ils savent que Madame sait.
Samedi dernier a vraiment été un jour faste pour les rencontres et Madame avait la banane d’ici jusque là en rentrant chez elle 😉
Elle a vu I*** enfin heureuse maman, venue avec son bambin même pas en âge d’école pour déposer une lettre à saint Nicolas dans la boîte prévue à cet effet devant l’hôtel de ville.
C’est surtout la maman qui irradiait de bonheur 😉
Elle a vu Kim, toujours aussi casse-cou malgré la responsabilité de trois enfants. Elle dévalait l’avenue sur une trottinette électrique…
Elle a vu Kimberly, juste à temps pour l’aider à faire tenir en équilibre (instable) une énorme boîte sur son vélo.
– Tu dois aller loin, comme ça? lui a demandé Madame, qui se voyait déjà l’accompagner jusque chez elle. -Je ne pensais pas que la boîte aurait été si grande, a dit Kimberly, mais ça ira, « mon chauffeur » va venir.
Et puis elle a revu M***, toujours aussi ravissante et toujours dans la même situation, malgré ses trente ans et son indépendance financière.
La petite école où Madame s’occupe de deux enfants chaque mardi est un bâtiment vétuste: vieux radiateurs individuels, fenêtres à simple vitrage, tout absolument tout y a des odeurs d’autrefois et bien sûr d’où devraient venir les moyens de moderniser, n’est-ce pas, on a déjà besoin de tous les fonds disponibles pour qu’il y ait des ordinateurs, des jeux éducatifs et tant d’autre matériel scolaire, ou pour payer les factures d’énergie.
Dès la première fois, Madame avait évidemment observé les toilettes: elles sont à l’image du reste et il ne faut en jeter la pierre à personne. C’est comme ça: l’école fait ce qu’elle peut.
Quarante ans passés comme prof après toutes les autres années passées comme élève suffisent amplement pour savoir que le problème est complexe et reste un problème.
Même si dans l’école de Madame les toilettes des années 1950 ont été complètement rénovées, combien de fois le personnel d’entretien n’est-il pas venu se plaindre…
On fournit du papier hygiénique en suffisance? Un rigolo en profite pour boucher les WC. Il y a de beaux lavabos avec savon et papier? Un autre rigolo fabrique une pâtée pour boucher les éviers. Ou exprime sa créativité par des graffitis sur les murs ou les portes. Etc.
A l’occasion de ce 19 novembre, qui est – Madame vient de l’apprendre – la journée mondiale des toilettes, une nouvelle enquête a été réalisée pour savoir pourquoi tant d’enfants se retiennent d’aller aux toilettes dans leur école.
Il s’agit de 7 enfants sur 10, en Belgique. Une enquête similaire en France parlait de 8 enfants sur 10 et les causes sont toujours les mêmes: vétusté, manque d’intimité, de propreté, de temps…
« La joie venait toujours après la peine » se dit l’Adrienne en souriant, mais elle se tait.
Une des participantes venait juste de dire que jamais elle n’avait eu la chance d’avoir un prof qui leur faisait écouter un disque avec de la poésie lue, comme le personnage de cette nouvelle d’Aidan Chambers qu’on venait de lire ensemble autour de la table de la bibliothèque.
L’Adrienne s’est retenue de dire que ça aurait bien fait rigoler ses élèves, si elle leur avait fait écouter le Pont Mirabeau lu par Apollinaire…
Elle avait déjà dû se retenir précédemment, quand les participants discutaient de l’autorité du prof, surtout pour en exprimer leur dégoût profond, comme s’il était possible d’enseigner au milieu du chahut ou du « je fais ce que je veux ».
Et comme si toute forme d’autorité était forcément obtenue par de mauvais moyens.
C’est un vrai bonheur quand une classe entière est penchée sur un travail et se concentre en silence.
Pas seulement pour l’enseignant, comme certains pourraient le croire, mais aussi pour les élèves eux-mêmes, qui sont les premiers à mépriser le prof qui ne réussit pas à faire régner le calme.
Un vrai bonheur pour les élèves, donc, à commencer par ceux pour qui l’école est un havre de paix, parce qu’ils vivent dans des disputes et des criailleries infinies à la maison.
– Cette semaine de vacances qui arrive là, ça me stresse, disait Manal, ici au moins pendant quelques heures, je suis tranquille. C’est le silence. Le repos.
Évidemment, cette toile de Thierry Duval me rappelle quelque chose. Mais à vous ? Rappelle-t-elle quelque chose qui commencerait par « La joie venait toujours après la peine ». Et si en plus votre récit se clôt sur « Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! » ce sera parfait.
Heureusement que Madame, après deux mois de cours de tai chi, a plus ou moins appris comment se tenir longuement debout sans avoir le dos en compote en moins d’un quart d’heure, parce que dans la grande salle où les « gamins » qu’elle a eus en classe – enfin, pas tous, mais deux ou trois quand même – tapaient sur des marimbas et d’autres trucs qui font un boucan d’enfer, il n’y avait pas de chaises.
Bref, Madame est restée debout une heure et demie pour applaudir Simon – lui, elle savait qu’il serait là – mais à sa grande joie aussi L***, celui dont personne ne croyait qu’il était capable d’un effort soutenu, à commencer par ses propres parents…
Et là elle peut voir que oui: un effort soutenu et une concentration intense, non seulement pendant le concert d’hier mais certainement pendant de longues années pour arriver à ce résultat 😉
– Est-ce que vous pourriez lui parler, disaient ses parents alors qu’il avait seize ans, il veut changer de filière mais nous on pense que c’est par paresse, alors on n’est pas d’accord.
Donc le gamin avait dû convaincre Madame de sa motivation pour qu’à son tour Madame puisse convaincre les parents…
Qui étaient là aussi, bien sûr, pour applaudir leur fils au concert d’hier.
– Je suis vraiment contente de voir et d’entendre jouer L***! leur dit Madame.
Et elle ne peut s’empêcher d’ajouter:
– Et vraiment contente de savoir qu’il avait la bonne motivation pour changer de filière, puisqu’il poursuit dans ce domaine, comme il l’avait dit!
Il fait des études de Business Management, donc oui, passer en filière économique était une bonne idée.
***
photo prise hier au concert et L*** est dans le flou à l’avant-plan mais ne vous étonnez pas, c’est voulu 😉
C’est un de ces messages qui font tellement plaisir à Madame, que ce soit quatre mois ou quatre ans après la dernière rencontre:
– Tom! s’exclame-t-elle, quelle bonne surprise!
Ces quatre dernières années, lui assure-t-il, il a pensé à leur dernière conversation, à propos de son choix d’études, et Madame est bien en peine de se rappeler ce qu’elle lui a dit à ce moment-là.
Il est fier d’annoncer qu’il peut à présent mettre en pratique ses connaissances du français, vu qu’il a décroché un stage dans un bureau d’avocats bruxellois.
Fier aussi d’ajouter que ce bureau s’occupe beaucoup de questions de droits humains, ce qui fait évidemment plaisir à Madame, qui a gavé ses élèves de Montesquieu, de Voltaire e tutti quanti.
Alors elle rit à l’avance parce qu’elle sait quelle sorte de remarque s’ajoutera automatiquement dans la suite de la conversation, et en effet, elle arrive, la voilà 😉
– En nu ben ik HEEL dankbaar voor al die moeilijke lessen Frans van bij u.
Bref, c’était difficile mais ça finit par être utile 😉
Le soir, quand Madame allume son téléphone portable pour une dernière vérification, elle pourrait chaque fois gagner un pari: dès que Lynn la voit en ligne, arrivent ses messages:
– Je vous ai vue marcher en rue, vous aviez l’air bien contente! – Ah oui, fait Madame, j’ai le sourire, en général, alors j’en reçois en retour, et même parfois je chante en marchant.
Lynn, plus rien ne l’étonne. Et ça discute jusqu’à ce que Madame dise « bon, maintenant il faut dormir ».
Ensuite évidemment Madame ne dort pas, elle pense aux petits soucis de Lynn, mais bizarrement ces conversations la mettent de bonne humeur. Ou plutôt umeur, comme on dit dans le dialecte du Val d’Aoste.
– Quelqu’un parmi vous est déjà allé au Val d’Aoste? demande Enzo, l’Italiano vero qui s’occupe du club de lecture italien.
Oui, le père de l’Adrienne y a emmené sa famille pour un aller-retour d’une journée, alors qu’ils étaient en vacances du côté de Chamonix et qu’une adresse valdostana lui était recommandée par un de ses guides culinaires.
Un repas mémorable, c’est vrai, dans une ferme où aucun menu n’était affiché et où des plats – savoureux mais gargantuesques – se succédaient sans qu’une parole puisse être échangée, pour cause de langue inconnue 😉
– Je pense, dit Lynn hier soir, que ma fille est déjà dans sa puberté!
La gamine a tout juste huit ans. Mais sa mère est une nature inquiète qui aime tirer ses enseignements médicaux d’internet.
– Elle n’était que 19e au cross de l’école, et normalement elle se bat pour être sur le podium. – Elle est peut-être juste fatiguée? dit Madame, qui n’ose pas ajouter qu’elle mange trop gras et trop sucré et se couche trop tard. – Je vais lui faire faire une prise de sang, dit-elle, elle avait soif, hier après l’école, j’ai peur du diabète.
En voilà une, se dit Madame, qui ferait mieux de lire des Gaston plutôt que encyclopédies médicales…
***
Texte écrit d’après une consigne de Joe Krapov – merci à lui – qui demandait 1. de lister 12 mots ou concepts qui nous mettent de bonne humeur ; chacun d’eux commence par une des premières lettres de l’alphabet (A B C D E F G H I J K L) 2. de dire pourquoi et comment survient la bonne humeur.
Je me suis basée sur les tags qui reviennent le plus souvent sur ce blog et ça donne ceci: