Le vol du DC-6 de Swissair qui nous amenait, ma mère et moi, ce 3 février 1952, d’Istanbul à Genève, avec escales à Athènes et à Rome, était celui de la grande aventure: nouvelle vie, nouvelle école, celle qui apprendrait au yaramaz (en turc: turbulent) de sept ans et un jour à « être un homme » au pays des meilleures écoles du monde. La séparation s’annonçait sans horizon de retour, mais elle était « pour mon bien », et j’eus la bonne idée d’en être de suite convaincu. Le 5 du même mois, j’étais casé. La visite de l’école était balisée: des voisins d’Istanbul y avaient un fils, un rapide état des lieux convainquit ma mère de l’adéquation parfaite entre la prise en main que proposait l’école et celle dont j’avais grand besoin, et elle repartit sans moi.
Metin Arditi, Dictionnaire amoureux de la Suisse, Plon 2017, p. 290, Internats chic.
Ce passage fait la suite à celui-ci où il raconte sa découverte, dans l’avion, de ce que sa mère appelle « un thé suisse », et qui était du thé au lait. On peut lever un sourcil en pensant à cet enfant qui a tout juste sept ans et qui va être entièrement coupé des siens pour se retrouver ‘enfermé’ dans une école, fût-ce un internat suisse chic. Ce qu’il appelle « l’absence d’affect » (p.292).
J’intégrai une sorte d’arche de Noé où soixante internes originaires de vingt pays au moins se trouvaient à cohabiter pour les motifs les plus divers. Une constante helvétique fondait le choix de l’internat: les parents en attendaient une garantie de bonne tenue, avec discipline personnelle, respect de la hiérarchie, et – cerise sur le gâteau – un sens acquis de l’autonomie et une palette de talents sportifs et mondains. A ce fond s’ajoutaient des raisons particulières à chaque élève, dont le mélange faisait de l’internat une fratrie hétéroclite d’enfants de partout, chrétiens de toutes affiliations, juifs, musulmans, hindous, enfants de star de cinéma, rejetons d’industriels européens, futurs rois africains, garçons fruits d’amours secrètes, ou simplement gosses de riches ou de moins riches qui faisaient le sacrifice de la séparation et la vivaient comme le prix à payer du rêve, sincère et naïf, de voir leur fils recevoir une éducation à laquelle eux-mêmes n’avaient pas eu le privilège d’accéder.
Metin Arditi, Dictionnaire amoureux de la Suisse, Plon 2017, p. 290-291, Internats chic.
Comme je l’ai signalé dans mon billet de janvier dernier, il n’a pas choisi ce mode d’enseignement pour ses propres enfants, qu’il a inscrits à l’école publique. Non pour ce manque d’affect « loin des bras », mais à cause de « trois inconvénients, tous cachés et tous pervers » qu’il explique aux pages suivantes. (293-294)
Peut-être intéressant pour un troisième volet?