Il arrive après les joggeurs et avant les casse-croûtes.
Il a son banc. A côté d’une poubelle où il trouve le journal du jour, abandonné après lecture par quelqu’un de plus matinal que lui, à peine froissé. Quelqu’un, heureux hasard, qui ne fait pas les mots croisés.
Mais ce matin il est intrigué.
Il a déplié complètement le journal dans lequel ici et là un mot a été découpé.
Voilà un jeu bien étrange et palpitant, se dit-il. Et armé d’un stylo il fait le plus excitant des logorallyes
Encore un tableau de Jackie Knott. Si vous avez déjà vu ici cette œuvre, mille excuses. Mais que voulez-vous, elle me plaît, alors hein… Cette Américaine qui fit plein de choses n’ayant rien à voir avec la peinture, « l’US Air Force » n’ayant que peu de rapport avec l’art pictural, est passée par ici. Elle s’est promenée à Montmartre. Elle y a vu quelqu’un dans ce jardin connu même des Chinois. Mais ce quelqu’un, qui est-il ? À quoi pense-t-il ? On verra bien lundi ce que vous en pensez…
Ils étaient assis sous le vieil arbre et devisaient comme font ceux qui se connaissent depuis plus de trente ans.
Moritz venait d’annoncer qu’il avait décidé de vendre cette maison où ses fils ne venaient jamais.
Les dernières années, il en avait négligé l’entretien. A quoi bon! disait-il. Et Hermann répondait: Pour la vendre à un meilleur prix.
Mais chacun savait bien qu’il était inutile d’y aller de ses petits conseils, il n’y a qu’à mettre une couche de peinture ici, il n’y a qu’à faire venir un jardinier pour un jour ou deux… Ils connaissaient Moritz.
– Un de mes amis qui vient de décéder, dit Hermann, avait une collection de plus de quatre-vingts vieilles voitures. Maintenant ses enfants discutent sur la meilleure façon d’en faire la vente…
– Mes fils n’auront pas ce souci, dit Moritz, j’aurai tout réglé avant.
– Chez moi, dit Ingrid, mon fils ne trouvera que des foulards de soie.
– Oh! alors ça va! Ce n’est pas trop encombrant!
Les deux hommes riaient.
– J’en ai bien entre quinze et vingt boîtes, a ajouté Ingrid en faisant un geste de la main, des boîtes en carton grandes comme ça!
Je ne résiste pas à l’envie de vous montrer cette toile de Matteo Massagrande. J’aime ce peintre que j’aime à voir comme « le peintre de l’abandon ». Cette toile évoque-t-elle quelque chose pour vous ? Suscite-t-elle quelque envie de voyage ? Quelque souvenir ? On devrait grâce à vous, en savoir plus lundi…
Quand la petite ne trouve plus aucune autre occupation – ni un jeu de cartes avec l’arrière-grand-père, ni les conversations de grand-mère avec ses cousines et amies – elle demande la permission d’aller au salon.
Il y a là un tiroir plein de vieilles photos de famille, bébés nus sur peaux de mouton, communiants et communiantes, fiancés et mariés, quelques soldats en uniforme ou religieuses à cornettes, que la petite observe, classe et reclasse.
Il faut faire de jolis tas sinon le tiroir ne ferme pas.
Jamais grand-mère Adrienne ne s’est occupée de les mettre dans un album, pas même les photos de ses propres vacances ou événements familiaux.
Celle qui fascinait le plus la petite est une photo de trois jeunes femmes en maillot de bain rayé, barbotant dans la mer à Knokke-le-Zoute. Ni grand-mère ni ses amies ne savaient nager.
– Là à ma droite, explique grand-mère, c’est mon amie Rachel.
Ce que la petite s’est empressée de noter scrupuleusement au verso, dans son écriture enfantine, et ça lui sert bien aujourd’hui 😉
Derrière les trois naïades, on voit les cabines montées sur roues et tirées par des chevaux pour que les baigneurs – et surtout les baigneuses – n’aient pas à affronter les regards indiscrets et puissent tout de suite entrer dans l’eau. Puis en sortir tout aussi discrètement, se sécher et se rhabiller.
« Comment pouvait-on se baigner dans un tel accoutrement? » demande Monsieur le Goût en proposant ce tableau de Caillebotte pour son devoir du lundi, et l’Adrienne ne sait pas s’il voulait parler du côté pratique ou de l’aspect esthétique.
Car la photo des trois naïades des années 1930, l’Adrienne ne la publiera pas, elle est sûre que ça déplairait à sa grand-mère, son maillot rayé n’a rien de seyant et son bonnet de bain ne la rend pas plus jolie.
S’il s’agit du côté pratique, c’était bien pire avant la guerre de 14, où les baigneuses ne pouvaient tout simplement pas nager, encombrées qu’elles étaient par des vêtements qui les enveloppaient des pieds à la tête et qui devaient peser des tonnes, vu que ces tissus absorbaient l’eau.
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Le bain de mer était réputé excellent pour la santé, voyez par exemple ce compte-rendu de la saison d’été 1845 à Ostende. En image ça donne ceci. Les premières cabines de plage apparaissent déjà à Ostende en 1784.
Un bon résumé ici, où l’on peut voir le dessin d’Ensor se moquant des baigneurs et baigneuses et où on peut lire que les adeptes du nudisme existaient déjà au début du 19e siècle et que bien sûr ils étaient Allemands 😉
Et pour ceux que ça intéresse, une étude sur le tourisme balnéaire en France et en Belgique vers 1850 ici.
Tu me demandes ce que j’en pense, et si j’y vois une sorte d' »obsessession crépusculaire« .
Permets-moi de te répondre très franchement: j’y vois surtout une imitation de Magritte. En moins bien, je suis désolé si je te fais de la peine, mais je crois qu’il vaut mieux que je te le dise et que tu changes à temps ton fusil d’épaule.
Il est loin le temps d’Aristote où on admirait l’art de l’imitatio. Aujourd’hui on attend d’un artiste une plus grande part de créativité.
Je répondrai de même à ta question sur ton autre obsession, « cette bille monstrueuse« : Magritte, encore! Hélas, tout l’aspect philosophique en moins.
Crois-moi, je te le dis en toute amitié et pas seulement parce que m’incombe le souci de vendre tes toiles ou de t’organiser des expos: trouve ton propre chemin!
Merci à Monsieur le Goût d’avoir proposé un tableau de Marc Chalme, d’où le titre choisi pour ce billet, choix que confirme une petite visite à son site 😉
Regardez-le marcher à grands pas, le dos courbé, le parapluie presque collé à la tête.
Vous le devinez maussade, mécontent, pestant contre ce « foutu temps » et « ce pays où il pleut tout le temps » et « vivement l’été »… et toutes ces sortes de choses.
Toutes réflexions qui seront partagées à l’envi par la boulangère, le coiffeur, la caissière, « foutu temps » et « vivement l’été » diront tous ceux qu’il rencontrera ce jour-là.
Puis regardez-la.
Elle n’a pas de parapluie. A quoi bon? les rares fois où elle l’emporte, elle l’oublie quelque part.
Elle a les bras nus. L’air est doux et la pluie a déjà cessé.
A elle aussi on dira « foutu temps » et « vivement l’été ».
Elle essaiera de garder le sourire et répondra par une pirouette:
– S’il pleut, ça fera du bien aux légumes!
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Ah ! que la terre est belle
Ah ! que la terre est belle Crie une voix, là-haut, Ah ! que la terre est belle Sous le beau soleil chaud!
Elle est encor plus belle, Bougonne l’escargot, Elle est encor plus belle Quand il tombe de l’eau.
Vue d’en bas, vue d’en haut, La terre est toujours belle, Et vive l’hirondelle Et vive l’escargot !
Pierre Menanteau (1895-1992), Pour un enfant poète, Bestiaire, 1953
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Merci à Monsieur le Goût pour son 157e devoir du lundi!
Cette giboulée qui arrose l’Arc de Triomphe me parle. Alors que la fin du mois de mars arrive, impossible de ne pas penser à « April in Paris ». John Salminen, Ella Fitzgerald et Louis Armstrong nous invitent à regarder la vie. Et vous ? Qu’en pensez-vous ? Le printemps vous inspire-t-il ? À Paris ou ailleurs ?
Herr Gottlieb Biedermaier, par ce beau dimanche de la mi-juillet, dit à son palefrenier:
– Retourne à la maison sans nous attendre, nous rentrerons à pied après la messe, la promenade nous fera du bien!
Frau Biedermaier n’avait pas eu le temps de protester que ni elle ni les enfants n’avaient les chaussures adéquates, la carriole était déjà partie.
Évidemment, la grand-messe avait duré plus longtemps que d’habitude, Fräulein Baumann n’en finissait pas à l’harmonium et quand ils sont sortis sur le parvis, il n’était pas loin de midi, le soleil tapait dur, le temps virait à l’orage.
– En route! dit Herr Biedermaier en prenant la main de la cadette, et il partit, le ventre en avant.
Il dut se rendre à l’évidence, lui non plus n’était pas équipé pour la promenade au soleil, et après avoir ôté la veste, déboutonné le gilet et dégrafé le col, il suait encore à grosses gouttes.
Derrière lui, digne et droite, son épouse ne pipait mot. Jamais devant les enfants, n’est-ce pas, mais il savait qu’il l’entendrait, le moment venu.
La petite avait soif. La grande aurait bien cueilli encore quelques fleurs, mais on l’avait obligée à bien tenir son parasol devant son visage. La belle-sœur claudiquait.
Le seul qui s’amusait était le jeune Werther, qui avait emporté son filet à papillons malgré l’interdiction.
– Il ira loin, celui-là, avait déclaré le père.
Il ne croyait pas si bien dire.
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Merci à Monsieur le Goût pour ce 156e devoir et merci à Passiflore pour son défi du 20, le thème du jour – « à la campagne » – s’accordait parfaitement au tableau proposé par Monsieur le Goût, Der Sonntagsspaziergang, ou Promenade dominicale, 1841, de Carl Spitzweg.
Déjà petite elle savait qu’elle allait se marier avec un prince. C’est pour ça qu’elle avait ce regard indulgent pour toutes les bêtes, y compris les crapauds: on ne sait jamais, pensait-elle. Un prince peut se cacher sous tellement d’identités, on en avait même vu un qui était mouton!
Alors, quand dans cet avant-jour propice aux grandes décisions, sa mère lui annonça tout de go « Tu te souviens de Guillaume? Le fils des voisins? Celui qu’on appelait ton petit amoureux quand vous aviez cinq ans? Il vient d’être élu prince Carnaval! », elle sourit à la pensée qui la traversa.
Que peuvent se dire cette jeune femme et ce chat dans la toile d’Auguste Renoir ? Je suis sûr qu’il y a une histoire à raconter. Une histoire qui commencerait, comme beaucoup de contes de fée, par « Déjà petite elle savait qu’elle allait se marier avec un prince. » Et si elle se terminait sur « Elle sourit alors à la pensée qui la traversa. »
« Le tic-tac des horloges, on dirait des souris qui grignotent le temps. »
Egidia, prête à sortir, se retourne gracieusement, la tête légèrement penchée et le bras fin tenant son ombrelle:
– Que dites-vous, père? – Ce n’est pas de moi, c’est d’Alphonse Allais. J’y pensais en te regardant…
Et pourtant, il ne connaît personne de moins préoccupé par le temps qui passe qu’Egidia, trop jeune, trop belle, trop choyée. Elle est à des années-lumière des soucis qui le tracassent.
Sa vie est rythmée par ses visites, ses sorties, et depuis peu par ce ridicule petit chien minuscule qu’il a eu la faiblesse de lui offrir.
Mais n’est-elle pas charmante, sourit-il, avec son petit chapeau rouge assorti à son col et à sa ceinture…
– Va, ne t’occupe pas de ton vieux papa, Zadig s’impatiente, il n’aime pas que tu lambines.
Un rapide baiser et la voilà partie:
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Tableau de Carl Nys proposé par Lali pour son devoir d’hier. Je trouvais qu’il s’associait parfaitement aux consignes suggérées par Emma, que je remercie, en particulier la citation d’Alphonse Allais, qui est de la même époque 🙂
Quatre mots des 10 de l’année: tic-tac, année-lumière, rythmer et lambiner.
Par bonheur ils existaient tous déjà à l’époque du tableau 🙂
Parmi les nombreux travaux à faire pour devenir institutrice maternelle, Nabila en avait un dans le cadre d’un projet artistique.
D’une journée à Gand, elle avait rapporté des photos de grands murs peints.
– Wat? dit Madame, alors qu’on a tous ces murs magnifiques ici, dans notre ville, et qu’en plus ils entrent parfaitement dans le cadre de ta formation!
Mais Nabila n’est pas au courant. Ah bon? des murs peints? Ici? jamais vus! Et créés par des illustrateurs de livres pour enfants? Echt waar? Vraiment?
Bref, elle en avait sélectionné cinq – à Gand, donc – et devait en faire la présentation.
– Ce qui m’a le plus étonnée, dit-elle, c’est de constater qu’il y a aussi des femmes qui font des peintures murales.
– Wat? refait Madame, toujours prête à tomber à la renverse d’étonnement. Wat? C’est une fille d’aujourd’hui qui me dit un truc pareil? Mais bien sûr que des femmes peignent! Les femmes savent tout faire! Absolument tout! dit-elle encore avec emphase et de grands gestes de bras – oui Madame parle avec tout son corps.
Alors samedi matin quand elle a vu ce tableau chez Monsieur le Goût elle a tout de suite pensé à la conversation avec Nabila: oui, les femmes savent tout faire, voyez donc celle-ci, avec sa faucheuse et sa pierre à aiguiser!
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Encore merci à Monsieur le Goût d’avoir tenu le coup trois ans avec ses devoirs du lundi.
– Wat? s’est-elle exclamée en lisant son billet, le 156e devoir du lundi sera le dernier?
Assise à table où sont posés quelques livres de musique, elle tient son luth à deux mains. Un des livres est tombé à terre mais elle ne s’en préoccupe pas.
Elle ne regarde pas non plus le luth: elle est en train de l’accorder, son oreille et ses doigts lui suffisent.
Ce qu’elle regarde, ce qui la préoccupe, est de l’autre côté de la fenêtre: ce qui l’intéresse se passe dehors.
En face d’elle, une autre chaise, encombrée d’une épaisse étoffe bleue. Au pied de la chaise, un violoncelle.
Si ce regard est celui de quelqu’un qui attend un partenaire pour une séance musicale, il faudra libérer la chaise.
Si elle ne libère pas la chaise, ne ramasse pas le livre, c’est qu’ils feront autre chose que de la musique 🙂