Dernier chapitre

Si on est né pendant un bombardement, on se doit de mourir dans des conditions également spectaculaires: ça ne peut pas se produire sans aucune classe. Liliya croyait fermement en la force de la volonté: si elle jugeait le moment opportun de tomber raide morte, elle tomberait raide morte. Et c’était sa volonté. Elle en avait assez de tout. […] Il était temps d’achever ce qui avait commencé septante et un an plus tôt, dans une cave entre les tomates, les chapelets de saucisses, les disques de Puccini et quelques perles rares de la peinture. Liliya Dimova: elle avait appris à marcher à quatre pattes sous le fascisme, à se tenir debout sous le communisme, à claudiquer avec style sous un régime élu démocratiquement qui ne faisait rien de bon. Est-ce que ça suffisait comme résumé? Pour elle, oui.

Pour son dernier jour, elle avait comme d’habitude regardé les nouvelles à la télé. Ainsi elle pourrait s’amuser une dernière fois à injurier tout et tout le monde. Les Bulgares ne fuyaient plus leur pays, en tout cas plus pour des raisons idéologiques, non, maintenant c’étaient d’autres qui souhaitaient arriver jusqu’en Bulgarie […] de pauvres diables syriens, en fuite pour une sale – évidemment, sale – guerre. Et que faisait la Bulgarie? Elle hurlait qu’il lui fallait un mur, pour que la meute de misérables avec toutes ses maladies contagieuses et ses lamentations puisse être tenue à l’écart. Rions!

A Paris, un héros de la liberté d’expression était porté en terre, après avoir été assassiné par des fanatiques qui n’avaient pas apprécié ses dessins islamophobes. Et quelle musique entendait-on lors de cette cérémonie pour le héros de la liberté d’expression? L’hymne communiste: l’Internationale! Rions!

Il y avait toujours de quoi rigoler sur cette terre; l’histoire était une maison de fous que Liliya voulait quitter le jour même. Elle nota la recette de ses éclairs, son dernier secret, en guise d’héritage, et la posa en un endroit bien visible de la maison. Puis elle s’allongea sur son lit, avec un grand sourire, le cul pour une fois non lavé tourné vers Moscou.

On la coucherait sous une tombe que les descendants du pigeon Youri Gagarine conchieraient, jusqu’à aujourd’hui il y en a encore beaucoup pour animer le ciel de Sofia.

Dimitri VerhulstHet leven gezien van beneden (La vie vue d’en bas), Atlas Contact, 2016, pages 156-158, dernier chapitre, « 2015 » (traduction de l’Adrienne)

16 commentaires sur « Dernier chapitre »

  1. Merci pour cette nouvelle traduction. La fin du livre est à l’image de ce que vous avez déjà publié ici, c’est extrêmement drôle et bien écrit.
    Et ce rappel des faits marquants de « 2015 » est un régal.

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  2. Conchier = nouveau mot pour moi 😉
    La recette des éclairs super comme héritage !
    Décider de tomber raide mort, et que cela fonctionne, ce serait tellement bien pour ceux qui souffrent trop…

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    1. c’est le mot le plus adéquat que je connaisse pour traduire le néerlandais « schijten » qui est un mot vulgaire pour « faire caca » 😉
      (oui ce serait bien, avec l’amie qui était là cet après-midi on parlait de ceux qui finissent en maison de repos – sa mère y est, avec une santé très défaillante et presque aveugle – et que ce serait bien de se laisser mourir le jour où la vie ne vaut plus la peine d’être vécue)

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  3. – Rrrou … Rrrrou… Rrrrou !
    – Qu’est-ce que tu fais, Joe Krapov ?
    – J’apprends à roucouler ! Je viens de lire ici que l’avenir appartient aux pigeons !
    😉

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  4. Quel tempérament, Liliya!
    Comme dans les autres extraits, un style percutant, beaucoup d’humour, une bonne dose de cynisme… c’est vraiment un régal à lire.
    Alors merci encore pour les traductions!

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