Faut pas demander dans quel état de délabrement mental est l’Adrienne ce mois-ci: pour la première fois en quinze ans elle s’est trompée dans son alphabet.
Vous avez remarqué que le 8 décembre il aurait fallu avoir un F comme …?
Il y a tant de sujets qui fâchent, et de plus en plus d’autocensure sur ce blog depuis 2008, qu’il me reste deux possibilités: ou je continue à parler des choses qui me tiennent à cœur, ou je rallonge encore la liste des interdits.
Je choisis de continuer de parler de ce qui me tient à cœur.
La maman de la jeune Afghane est assise dans le canapé en face de Madame.
Elles font connaissance.
Au moment où elle comprend que Madame est née dans la ville où elle enseigne, qu’elle a elle-même été à l’école où sa fille suit les cours en ce moment, elle a une réaction entre le rire et l’incrédulité:
– Vraiment? toute une vie au même endroit?
Alors elle raconte comment de génération en génération, sa famille a dû « bouger » à cause de toutes sortes d’événements graves, guerres ou conflits, appelez ça comme vous le voulez, la conséquence pour les gens est la même:
– Mon grand-père disait qu’il faut toujours être prêt à partir, dit-elle sans aucune amertume.
Elle apprend le néerlandais et se débrouille déjà bien.
Peut-être que ce voyage-ci sera le dernier? Peut-être qu’en Belgique ils pourront rester, se construire une vie? Peut-être est-ce ici qu’elle deviendra elle-même grand-mère?
Madame conclut en lui apprenant le mot « honkvast« , encore un de ces mots intraduisibles en français et qui signifie qu’on aime rester sur ce bout de terre qui nous a vus naître.
Le lendemain matin, elle lit que les Afghans qui avaient trouvé refuge chez leurs voisins pakistanais doivent quitter le pays avant le premier novembre sous peine d’être emprisonnés puis expulsés.
Alors elle repense à la jeune Afghane et à sa maman, au conseil du grand-père, aux générations d’insécurité, et elle espère vraiment qu’elles pourront se construire une vie ici.
Dans ce même registre rédigé au début de l’année 1581, celui contenant les actes de succession et les règlements d’héritages – celui dont il était question hier – un autre petit texte préliminaire s’adresse au lecteur du futur, « tot den leser » pour faire le triste bilan de l’année écoulée.
Car il n’y a pas eu que ce tremblement de terre du 6 avril.
Il y a aussi les guerres de religion – la ville se trouve à une frontière qui voit passer toutes les armées, c’est l’époque d’Alexandre Farnese, l’envoyé de Philippe II d’Espagne – et il y a eu une épidémie de peste qui n’a, écrit-il, épargné que peu de maisons: « alwelck luttel huysen binnen deser stede vrij ende exempt ghegaen zijn »
Et contrairement aux privilégiés de la peste à Florence en 1348, qui ont pu jouir en toute quiétude de leur villégiature à la campagne, la peste par ici n’a pas épargné les notables: le juge/notaire déplore la mort de ses quatre collègues, qui ont donc, dit-il, dû être remplacés prématurément: « mids der doot voorseit« .
Madame est tout excitée à l’idée de ressortir ses rudiments de roumain 🙂
Bon, en fait l’histoire n’est pas drôle, puisqu’il s’agit d’une famille qui a dû fuir sa Moldavie natale à cause de la guerre en Ukraine.
Papa, maman, fils aîné et deux petites sœurs se retrouvent ainsi dans la ville de Madame depuis juillet 2022, et le gamin est depuis septembre 2023 à l’ancienne école de Madame, après un an d’apprentissage intensif du néerlandais.
Mais voilà, pour suivre les cours dans une troisième année de l’enseignement secondaire, on a aussi besoin d’une assez bonne connaissance du français langue étrangère.
Donc aujourd’hui à neuf heures et quart Madame et le jeune garçon auront leur premier cours de FLE.
C’est pour ça qu’il y a des carottes en illustration: de ses quelques rudiments de roumain, Madame a retenu que carotte se dit morcov.
D’abord, parce que le début de l’automne marque son anniversaire, il est né un 23 septembre.
Ensuite, parce que c’est la fin de la saison touristique, qu’on se retrouve un peu entre soi et qu’on n’a plus de ces journées de douze heures à fournir. Souvent même plus.
Et puis les automnes sont beaux. Ils sont doux, lumineux, colorés. On respire.
Cette année, il a attendu l’automne avec encore plus d’impatience: c’est le 23, le jour de son anniversaire, qu’est fixée la date de son mariage avec Jeanne.
Alors vous pensez bien qu’il a autre chose à faire qu’écouter la radio.
Autre chose en tête les jours suivants, quand il a emmené Jeanne en voyage de noces en Italie, que de suivre l’actualité.
Mais pendant ces quelques semaines, les événements se sont précipités et là-bas, à Ostende, une convocation est arrivée. Il est mobilisé. Les gendarmes sont même venus le chercher, puisqu’il ne répondait pas à l’appel.
– Mon fils n’est pas un déserteur! a tempêté sa mère. Il est en voyage de noces et je n’ai pas son adresse!
Elle mentait, bien sûr: bon fils, il lui avait donné la liste de toutes leurs étapes et les coordonnées de tous les hôtels 🙂
Mais que n’aurait-elle pas fait pour lui laisser ce sursis!
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La photo proposée par Monsieur le Goût pour son 169e devoir m’a rappelé cette anecdote de mes beaux-parents, vieille de 85 ans cette année.
Ceux qui ont eu un chat dormant sur leurs genoux comprendront.
Ceux qui n’aiment pas la guerre seront d’accord.
Et pour ceux qui aiment les jurons de Prunelle: celui-ci est une déformation de milliard de dju, le dju étant une façon de dire ‘le nom de dieu’ sans le dire 😉
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L’image passait sur fb et l’Adrienne, super-fan de Franquin en général et de Gaston en particulier, n’a pas pu y résister 🙂
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