Omar est heureux, très heureux, et il n’a pas peur de le dire, « ik ben super blij!« , alors bien sûr Madame aussi est heureuse et applaudit à grands cris, comme il se doit, même si elle n’est pas le cercle de famille.
– ça va faire deux ans que je suis marié, rappelle-t-il à Madame, qui n’a pas la mémoire des chiffres, et on attend notre premier bébé.
« ik ben super blij!«
Alors pendant un moment on est franchement heureux.
Pendant un moment on oublie le sombre avenir et le sombre présent.
Ouf! juste à temps, se dit l’Adrienne en déposant le précieux paquet simplement enveloppé d’une feuille de papier.
Elle s’était dépêchée entre deux averses, jeudi dernier, pour aller récupérer la photo de famille chez un encadreur.
La ficelle avec laquelle elle l’avait accrochée au mur du salon, il y a dix ans, datait de l’époque de la photo, 1938-39, de sorte qu’un jour l’Adrienne a entendu un grand bing!
Si vous êtes allé cliquer sur ce lien, vous vous direz « Mais pourquoi avoir attendu six ans avant de le faire réparer? »
Et bien voilà, d’abord l’Adrienne avait pensé le faire elle-même.
Mais elle avait si peur d’aggraver les dégâts, d’abîmer le cadre en essayant d’enlever les petits clous rouillés, bref de ne pas être à la hauteur, qu’elle attendait… quoi, au juste?
Peut-être justement le retour dans sa ville de l’encadreur auquel elle avait déjà confié une tâche vers… 1990-95. Puis il était parti s’installer en Tunisie – il est artiste peintre – où il est resté entre quinze et vingt ans.
Même lui a eu besoin de plus de dix jours, d’ailleurs 😉
– Venez samedi, ce sera fait!
Puis il se ravise:
– Ou plutôt non, samedi sera vite là, venez mercredi prochain.
Mais le mercredi, ce n’était pas prêt.
– Pas grave, dit l’Adrienne, depuis le temps que je l’attends, je ne suis pas à deux ou trois jours près!
– J’ai vraiment de la chance avec mes clients, répond l’artiste, ils sont toujours tellement compréhensifs!
L’Adrienne et son amie C*** sont complètement gaga, elles peuvent passer des heures à admirer et commenter trois photos et seize secondes de vidéo envoyées depuis un hôpital romain par le fils de l’amie.
Vous l’avez compris: l’amie est devenue grand-mère, nonna, pour la première fois.
Nonna d’une princesse miniature.
Un kilo sept cent soixante grammes.
Oui vous lisez bien, peso: 1,76. C’est indiqué en grosses lettres sur l’affiche à la tête de son petit berceau, avec le mot ‘femmina‘ à la place du nom parce que les parents ne lui en ont pas encore choisi un.
Alors bien sûr, l’amie et l’Adrienne ne l’appellent ni ‘femmina‘ ni ‘baby‘, l’amie l’appelle Lucia et l’Adrienne Clara.
Madame avait bien fait d’entrer dans la pharmacie à ce moment précis, il y avait pas moins de deux anciennes élèves dans la file d’attente, en plus des deux derrière le comptoir 🙂
Malgré sa coupe au carré post-corona et ses milliers de rides en plus depuis toutes ces années qu’elles ne s’étaient plus vues, Tiffany l’a reconnue tout de suite:
– Je pensais justement à vous, hier! s’exclame-t-elle.
Madame fait semblant de la croire:
– Que du bien, j’espère!
Tiffany était une des deux élèves que Madame n’a pas réussi à convaincre de poursuivre des études au-delà de leurs 18 ans.
Des bisbilles familiales, un petit ami plus âgé déjà au travail, un job d’étudiante qui allait se transformer en « vrai job », l’envie de s’installer dans une vie de couple, bref Madame était perdante.
Elles étaient restées en contact les premières années, Tiffany a rapidement eu deux petites filles et ces derniers temps il était arrivé à Madame de se demander comment elle allait et comment ça avait évolué.
Bien, apparemment.
L’an prochain son aînée commence les cours de FLE: elle entre en troisième primaire 🙂
Madame commence par expliquer le plus simple: pour les villes, c’est toujours ‘à’. Sauf que certaines villes ont un article, comme Le Caire ou Le Mans, alors bien sûr ça vous donne l’article contracté, n’est-ce pas? Par exemple: Je vais au Mans.
Bien.
Voyons ensuite les noms de pays. Il y en a de deux sortes: les féminins (la Belgique, la France, l’Italie…) et les masculins (le Danemark, le Portugal, le Maroc…). Si c’est féminin, on dit ‘en’: en Belgique, en France, en Italie. Si c’est masculin, on dit ‘au’: au Danemark, au Portugal, au Maroc.
Bien.
Mais comment savoir si un nom de pays est masculin ou féminin? Observez la colonne des noms de pays féminins, qu’est-ce que vous constatez? Et dans la colonne des noms de pays masculins? Oui! bien vu! les féminins se terminent tous par -e! Et les masculins par une consonne ou une voyelle autre que -e: le Congo, le Kenya, le Venezuela.
Madame respire un grand coup: ici arrive le moment où il faut à nouveau détruire l’espoir des chers petits qui penseraient que pour une fois la matière est gérable, claire et nette.
Il y a les exceptions.
On peut avoir un nom de pays qui se termine par -e mais qui est quand même masculin, comme le Mexique: donc on va au Mexique. Il y a des noms de pays masculins pour lesquels on emploie quand même ‘en’ et pas ‘au’ parce qu’ils commencent par une voyelle: en Afghanistan, en Iran, en Iraq.
Ici et là sur les bancs on commence à suer.
Mais c’est quand on passe aux ‘travaux pratiques’ que ça se corse – c’est le cas de le dire – parce que jusqu’ici Madame a sciemment omis de parler du problème des îles.
– Ah! les îles! fait-elle de son air le plus théâtral. Là c’est la pagaille. Tout est possible: ‘à’, comme pour les villes (à Madagascar, à Cuba, à Chypre), ‘en’ pour certaines îles qui sont des mots féminins (en Corse, en Crète, en Sicile) et ‘au’ pour le masculin, comme les Seychelles, les Maldives… Mais attention! c’est pluriel! il faut écrire ‘aux’.
Ouf, on a fait le tour de la question.
Et chaque année, sans surprise – ou très peu – Madame entend les mêmes noms de pays ou de villes qui reviennent quand elle demande aux élèves lesquels ils aimeraient visiter un jour et lesquels ils préfèrent éviter 🙂
***
Écrit selon cette consigne de Joe Krapov, merci à lui: Lieux aimés ou détestés
Lister cinq lieux ou endroits du monde réel ou évoqués dans des fictions (cinéma, livres, BD…) – où vous n’êtes jamais allé·e et ne désirez absolument pas aller ; – où vous êtes déjà allé·e et où vous n’avez aucune intention de retourner ; – où vous n’êtes jamais allé·e et où vous iriez bien volontiers. Cela vous fait quinze possibilités de textes à développer ou à assembler comme bon vous semble.
Vendredi dernier, Madame avait invité Berthe chez elle pour lui demander conseil à propos des enfants qu’elle aide.
Berthe a l’expertise de presque quarante ans de carrière comme institutrice maternelle et elle a élevé deux fils.
Mais ce qui la préoccupe le plus aujourd’hui, c’est le problème d’être une fille – elle a deux petits-enfants, un garçon et une fille: dans le contexte actuel d’hypersexualisation – surtout des filles, et ce dès leur plus jeune âge – elle constate partout, dans tous les domaines, les diverses pressions exercées sur les filles, principalement au travers des médias « sociaux ».
Une belle visiteuse a déposé chapeau et manteau sur un fauteuil et a ouvert sa robe, qu’elle a laissé tomber jusqu’à mi-cuisse – défiant toutes les lois de la gravité – pour se montrer nue dans une pose lascive.
Devant un miroir: sans doute n’en a-t-elle pas chez elle et voulait-elle vérifier son épilation.
Tout ça est tout à fait normal, n’est-ce pas, qui n’a jamais fait ce coup-là en visite chez des gens, et en prévision – parce que c’était clairement prémédité – elle ne s’est encombrée d’aucun de ces nombreux dessous que les femmes portaient à l’époque. Pas même de bas 😉
Puis tout à coup Madame se souvient que le fils aîné de Berthe, quand il était son élève et que la classe avait été priée de choisir une œuvre d’art pour en parler au cours de FLE, avait montré l’Origine du monde.
Si souvent Madame entend de la part de ses anciens élèves une sorte d’excuses: ils semblent croire qu’ils n’ont pas donné pleinement satisfaction.
Ce en quoi ils se trompent, évidemment, chacun fait ce qu’il peut et comme il peut, avec le talent qu’il a, la motivation qu’il a.
Et il est rare qu’à seize ou dix-sept ans on soit conscient que peut-être le français un jour sera utile professionnellement.
Plus généralement, il rebute par sa complexité et son « étrangeté » – au sens premier du terme: où en entendent-ils encore, en dehors de l’école?
Nulle part.
Ainsi, comme souvent, cette rencontre débute par des excuses: Ineke croit que Madame a gardé un meilleur souvenir de sa sœur, plus douée en langues, ou de son mari, plus assidu, plus consciencieux et surtout plus facile à vivre!
C’est vrai que son mari est un chou 🙂 Par bonheur pour lui, elle en est consciente: « C’est bien pour ça que je l’ai épousé », rit-elle.
Aujourd’hui elle est institutrice dans une petite ville de Flandre Occidentale, proche de la frontière linguistique: « J’ai besoin de mon français tous les jours », dit-elle, « et je reçois souvent des compliments sur sa qualité ».
Des parents wallons envoient leurs enfants dans la Flandre d’à côté pour qu’ils soient bons bilingues. Ineke et son mari ont pris le même genre de décision pour leurs trois petits garçons: néerlandais à la maison puis « jetés dans le bain de langues » en français dès qu’ils ont deux ans et demi.
« Comme ça », dit-elle, « ce sera plus facile pour eux ».
– Moi d’abord! moi d’abord! crie Alexandra en voyant arriver Madame dans la cour de récré. – Non, Non! Prenez d’abord Lucas! supplie un petit garçon.
Mais Alexandra a pris sa décision et son cartable 🙂
– Voilà un garçon qui t’aime beaucoup, on dirait, sourit Madame.
Tout le visage d’Alexandra rayonne:
– Ouiii! – Et c’est agréable, d’être aimée comme ça! – Ouiiii!
Elles s’installent dans le cagibi qui leur est offert pour l’aide aux devoirs.
– Je n’ai pas beaucoup de travail aujourd’hui, dit Alexandra, juste une page de lecture. – Ah! alors on aura le temps de faire des exercices dans le cahier noir.
Hélas, ce cahier est introuvable. Pourtant la semaine d’avant Madame avait déjà écrit au papa pour lui rappeler l’importance de ce cahier et qu’elle aimerait qu’il pense à le mettre dans le cartable de sa fille, le mardi.
Alors la petite confie son chagrin et Madame comprend enfin cette petite phrase que le papa lui avait dite le 27 décembre « met al die toestanden thuis…«
Quoi à la maison? Qu’est-ce qui se passe à la maison? Qu’est-ce que c’est au juste, ces « toestanden« ?
Madame n’avait pas osé demander de précisions.
Aujourd’hui elle sait quel « bazar » il y a à la maison et pourquoi les deux enfants, depuis un mois, vivent chez leur grand-mère.
Depuis mardi, Madame porte le même chagrin que la petite.
Et l’inquiétude en plus.
***
Écrit pour le défi du 20 chez Passiflore – merci à elle! – qui propose pour ce mois de janvier « un métier, une passion ».
Pas difficile de faire un choix quand on est une Adrienne: son métier c’est sa passion et sa passion c’est son métier, le plus beau du monde: PROF.
Mettre les points sur les i, se dit l’Adrienne, de puntjes op de i zetten, mais on n’en met que sur le i minuscule, comment ça se fait?
Tout à fait le genre de questions pour lesquelles Madame pouvait toujours compter sur un élève par classe – l’indispensable élève aux questions qui permettent à tout le monde de respirer un coup.
Et en même temps garantissent 100 % d’attention 😉
– D’où ça vient, cette cédille sous le c? a demandé un jour un de ces précieux élèves questionneurs.
Mais jamais aucun ne s’est inquiété de l’absence de point sur le i majuscule.
Jusqu’à hier soir, que tout à coup l’Adrienne se le demandait.
Alors bien sûr elle a cherché, il n’y a rien de plus ennuyeux que des questions sans réponse 😉
Madame était de service à l’accueil de l’expo dans les locaux de l’académie quand J*** est arrivée.
– Si ça ne vous dérange pas, fait-elle, je viens me repérer, je prévois un shooting photo ici, avec une amie qui est enceinte… – Pas de problème, répond Madame, prends ton temps! Et puis, tu connais les lieux!
J*** est trentenaire aujourd’hui mais était déjà pianiste virtuose à seize ans. A un de ces « bals des anciens élèves » que Madame a organisés, c’est J*** qui avait fait apporter son piano à queue et qui avait joué toute la soirée, enchaînant morceaux connus et improvisations.
– C’est terrible! dit-elle encore, en ce moment je suis bombardée de copines enceintes.
Terrible, parce que vu qu’elle a plus de trente ans, elle est surtout « bombardée » de questions et de pressions diverses: elle n’a pas de petit ami et pas de projet de bébé.
– Je comprends, dit Madame.
Puis elles ont parlé de musique, de piano.
– Je vois que vous avez arrêté, dit-elle à Madame. – C’est vrai! Mais l’envie est toujours là! Même si je devrai reprendre à zéro! – Y a plus qu’à vous couper les ongles 🙂
Parce que c’est à ses longs ongles, bien sûr, qu’on voit que Madame ne fait plus de piano
***
Photo de l’époque d’un de ces bals: les demoiselles qui ont mis leurs plus fins souliers ont eu bien mal aux pieds 🙂