Comment cela arrivait, elle ne le savait pas, mais ça ne ratait jamais: chaque année début décembre, quand père, mère, mini-Adrienne et petit frère allaient à Bruxelles et flânaient entre les rayons de l’Innovation, elle réussissait à les perdre.
Ne plus les voir.
Rester gelée sur place, entourée par une foule.
Parce que la première fois où c’était arrivé, c’est ce que le père lui avait dit:
– Et surtout, n’essaie pas de nous chercher, reste où tu es!
Donc elle restait là, le cœur battant, inquiète, triste, elle serait grondée.
Ils finissaient par se rendre compte de son absence et la retrouver.
Chaque fois elle se promettait que ça n’arriverait plus… mais comment expliquer? ça arrivait.
– Tu devrais quand même faire un peu plus attention! disait le père.
Elle a toujours pensé que dans cette phrase, quelque chose n’allait pas.
Mais elle ne l’a jamais dit, bien sûr 😉
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Écrit pour Bricabook 446, merci à elle et à @ Pawel I pour la photo!
Faut pas demander dans quel état de délabrement mental est l’Adrienne ce mois-ci: pour la première fois en quinze ans elle s’est trompée dans son alphabet.
Vous avez remarqué que le 8 décembre il aurait fallu avoir un F comme …?
Hier dans son commentaire Emma proposait un O comme Obsèques et elle ne croyait pas si bien dire, vu que précisément ce jour-là il y avait quinze ans que le père de l’Adrienne mourait.
Vous savez sûrement ce que c’est, ces jours-là on pense à nos défunts plus intensément encore.
Plus amusant, c’est sur généanet, une fonction qui permet de rechercher les anniversaires des personnes qui se trouvent répertoriées dans notre arbre.
Ainsi hier encore Jacobus et Jossijne fêtaient leur 399e anniversaire de mariage.
Ils se trouvent en droite ligne à dix générations au-dessus du père 🙂
Du côté de la petite Ivonne.
(LOL ça c’est pour ceux qui suivent)
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Allez savoir pourquoi le père sur cette photo, alors qu’il est encore en culottes courtes et qu’il étrenne son vélo, porte la cravate.
Le père, on l’a déjà dit, était adolescent au sortir de la guerre, ce qui explique son amour pour la musique américaine de ces années-là.
Si chez le grand-père on chantait Rina Ketty et Maurice Chevalier-Prosper-yoplaboum, avec le père on écoutait l’orchestre de Tommy Dorsey ou de Glenn Miller et les vedettes américaines qui chantaient aussi à l’écran, comme Bing Crosby et les Andrews Sisters.
Une brune, une blonde et une rousse, exactement comme le trio que l’Adrienne est allée voir en concert dans sa ville dimanche dernier, et qui n’a chanté que des morceaux des années 1950: toute la jeunesse du père a défilé et l’Adrienne est rentrée très émue et très contente, en chantant et en dansant le calypso 😉
C’était les années septante et la mère s’était laissé prendre au marketing d’Yves R***, que le père appelait toujours en rigolant Yves Apotourte, ce qui veut dire Tarte aux pommes 😉
Il est vrai que les prospectus faisaient rêver, plus encore que la publicité télé de la même époque avec Fa et la folle fraîcheur des limons: Yves Apotourte jouait sur l’exotisme teinté d’un peu de pseudo-science, sans oublier, bien sûr, la petite touche de « nature ».
Comme si ces produits avaient quelque chose de naturel.
C’est ainsi qu’Yves Apotourte avait réussi à lui vendre du shampooing à la camomille en lui faisant croire que ça mettrait de la blondeur dans ses cheveux. De manière tout à fait naturelle, donc ils sont restés châtain foncé.
Mais l’usine à rêve devenait vraiment imbattable dans le domaine des gels douche – alors qu’à la maison on ne prenait que des bains – avec ses parfums de vanille bourbon, de tiaré et d’ylang-ylang.
Alors en voyant ce mot dans la liste proposée par Joe Krapov, l’Adrienne a de nouveau douze ans, sa mère reçoit d’Yves Apotourte des « cadeaux gratuits » et son père rigole doucement derrière son journal.
D’abord, il faut sans doute être Japonais pour en avoir eu l’idée: comment entrer au livre Guinness des records avec la glace la plus chère au monde?
Et bien, en faisant une glace à la truffe blanche et en la parsemant de flocons d’or.
Voilà.
C’est simple, en fait.
Ah oui, et le prix?
En yens, c’est un nombre à six chiffres. En euro ça devrait tourner autour des 6000 et en livres sterling (photo de la chose) autour des 5000.
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Un jour que le père avait sorti une de ses plus précieuses bouteilles, un château d’Yquem, ses invités ont essayé de calculer combien coûtait chaque gorgée qu’ils en buvaient. A quoi le père a répondu qu’une fois que le vin est dans les verres, il faut oublier son prix.
Discussion close.
L’Adrienne suggère que ceux qui goûteront à cette glace Byakuya fassent de même.
Il faut juste espérer qu’elle en vaille la peine.
Le château d’Yquem, quant à lui, était parfait, ce jour-là 🙂
Comme l’Adrienne était passagère et s’asseyait à l’arrière de l’auto, chose qui n’arrive que très rarement, au moment de claquer la portière il lui est revenu une petite phrase que disait son père avant de démarrer, quand la mère et les deux enfants étaient installés: « Fermez les gasses! »
Mini-Adrienne a toujours pensé que ce mot-là aussi, tout comme goulaf, lui venait du temps de son service militaire à Spa, où il a appris à conduire, et que son origine était wallonne.
Elle n’a jamais eu l’idée de lui demander d’où il le tenait, il était unanimement compris et accepté dans le sens « fermez les portières ».
L’Adrienne était en route pour Ostende quand les premières notes se sont fait entendre.
« Petite fleur » a-t-elle murmuré.
C’est là qu’elle a entièrement compris pourquoi Marguerite Yourcenar a donné comme titre au premier tome de son œuvre autobiographique, celui où elle évoque son côté belge, maternel, « Souvenirs pieux« .
Il y a une forme de piété à perpétuer le souvenir d’un défunt.
« Petite fleur« , c’est un souvenir très ancien, qui avait fort frappé mini-Adrienne vers ses huit ans: il y avait quelque chose de particulier dans le ton et la voix de son père, lui semblait-il, quand dès les premières notes il disait « Petite fleur« .
Elle en avait conclu que c’était une musique importante pour lui et avait fait de son mieux pour être capable elle aussi de la reconnaître dès les premières notes.
D’abord, parlons du père, le point de référence, le dictionnaire, l’encyclopédie, le wikisaitout jusqu’à l’adolescence de l’Adrienne.
C’est sûrement de lui qu’on tient cet amour des langues et des mots.
Tutti frutti, par exemple, a dû être la première chose jamais entendue en italien.
Glace tutti frutti, disait le menu, les amis avaient dû trouver que ça faisait plus gastronomique en italien.
Ce qui n’avait pas empêché mini-Adrienne d’être déçue : les frutti en question étaient confits, résistaient sous la dent et coloraient vaguement de vert et de rouge la blancheur de la glace.
Ensuite, parlons du beau-père, le point de référence pour une autre sorte de fruits, les frutti di mare, avec ses opinions bien arrêtées sur la hiérarchie des vrais bons produits de la marée: La langoustine et le crabe sont meilleurs que le homard. Les crevettes grises sont une délicatesse.
Amen.
Les goûts, ça ne se discute pas!
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Écrit pour l’Agenda ironique de janvier, proposé par Tiniak – merci à lui – qui demandait un minimum de 150 mots (ce que j’ai fait, exactement, ci-dessus) et un maximum de 223 (ce que vous trouverez exactement ci-dessous). Parmi les mots imposés, il y a frutti di mare, tutti frutti, marée, crabe et amen.
En illustration, une photo prise à Ostende d’un de ces derniers petits bateaux qui sortent le soir et rentrent au petit matin avec la pêche de la nuit et les crevettes cuites à bord.
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D’abord, il faut parler du père, point de référence, dictionnaire, encyclopédie et wikisaitout jusqu’à l’adolescence de l’Adrienne.
Après bien sûr on découvre d’autres sources de savoir et on arrive à cet âge bête où on croit qu’on en sait au moins autant que lui.
On le consulte encore, parce qu’on sait que ça lui fait plaisir. Parce qu’on l’aime.
C’est sûrement de lui qu’on tient cet amour des langues et des mots.
Tutti frutti, par exemple, a dû être la première chose jamais entendue en italien.
Bombe glacée tutti frutti, disait le menu, les amis avaient dû trouver que ça faisait plus gastronomique en italien.
Ce qui n’avait pas empêché mini-Adrienne d’être déçue : elle ne voyait pas le rapport avec une bombe et les frutti en question étaient confits, résistaient sous la dent et coloraient vaguement de vert et de rouge la blancheur de la glace.
Ensuite, il faut parler du beau-père, le point de référence pour une autre sorte de fruits, les frutti di mare, avec ses opinions bien arrêtées sur la hiérarchie des vrais bons produits de la marée, celle de la nuit précédente, cela va sans dire: – la langoustine et le crabe sont meilleurs que le homard – les crevettes grises de la mer du Nord sont une délicatesse unique au monde.
Laissons là pour une fois toutes les causes de stupeur et tremblements fournies par l’actualité et revenons à la généalogie.
En 1619, quand Nicolas Aerts et son épouse font baptiser leur fils, le curé qui note les noms est soit dur de la feuille, soit fort distrait, il inscrit le nom Orts. Ou Ots, ce n’est pas vraiment clair.
Quand le fils à son tour fait baptiser un enfant mâle, le curé, aussi gâteux ou aussi taquin que son prédécesseur – on est toujours dans la même paroisse bruxelloise – note le nom de famille Lot. Ou Lots. On n’est plus à un détail près.
En 1676, même paroisse, même lignée, cette fois la descendance est inscrite sous le nom de ‘De Lo’.
Au début du 18e siècle, De Lo est devenu Dulot.
Puis Dello.
Bref, voilà des gens qui ont changé de nom à chaque génération 😉
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Par bonheur pour l’Adrienne, le fil qui fait remonter la petite Ivonne – vingt-trois ans sur la photo et enceinte de son second enfant à l’été 1927 – à ses lointains ancêtres bruxellois est moins tortueux: juste parfois un H en trop ou un s en moins 😉