Il y avait du linoléum sur le sol. Il n’y avait ni table, ni fauteuil, mais peut-être une chaise sur le mur de gauche : j’y jetais mes vêtements avant de me coucher ; je ne pense pas m’y être assis : je ne venais dans cette chambre que pour dormir. Elle était au troisième étage de la maison, je devais faire attention en montant les escaliers quand je rentrais tard pour ne pas réveiller la logeuse et sa famille.
Comme un mot ramené d’un rêve restitue, à peine écrit, tout un souvenir de ce rêve, ici, le seul fait de savoir (sans presque même avoir eu besoin de le chercher, simplement en s’étant étendu quelques instants et ayant fermé les yeux) que le mur était à ma droite, la porte à côté de moi à gauche (en levant le bras, je pouvais toucher la poignée), la fenêtre en face, fait surgir, instantanément et pêle-mêle, un flot de détails dont la vivacité me laisse pantois…
Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 1974
La chambre de grand-mère Adrienne
Il y avait du linoléum sur le sol. Un peu usé, un peu défraîchi, décoloré. Il n’y avait ni chaise, ni fauteuil. C’est en bas qu’on mettait les vêtements de nuit et qu’on se rhabillait le matin.
Elle était à l’étage et du côté de la rue. Par les deux fenêtres identiques, qu’on n’ouvrait jamais sauf pour laver les carreaux, on voyait la rue, très large, très en pente, et où passait une forte circulation. Les camions peinaient et soufflaient dans la montée, leurs freins crissaient et sifflaient dans la descente. Ils faisaient vibrer tous les murs, ce qui mettait légèrement de travers les grands cadres du salon.
Contre le mur de droite, la penderie, grosse armoire sombre à trois portes. Celle de droite pour les costumes et les chemises de mon grand-père, celle de gauche pour les vêtements de ma grand-mère. Au milieu, les draps, les taies et une couverture supplémentaire contre le froid de l’hiver. La chambre n’était pas chauffée et le double vitrage n’existait pas. Parfois les vitres étaient givrées à l’intérieur.
Contre le mur de gauche, une commode à trois tiroirs sur laquelle trônait, sous son globe de verre, le saint préféré de ma grand-mère, celui auquel elle s’adressait à haute voix chaque fois qu’elle ne réussissait pas à remettre la main sur un objet : saint Antoine de Padoue. Il lui était si familier qu’elle l’appelait par son petit nom : « Toontje, help mij ! » C’était plus un ordre qu’une prière.
Enfin, contre le mur qui faisait face aux fenêtres, à gauche de la porte, le grand lit entouré de ses deux tables de nuit. Celle de droite, pour mon grand-père, où il posait sa montre chaque soir à côté de son réveil, qu’il remontait et remettait bien à l’heure avant de se coucher. Celle de gauche, pour ma grand-mère. Après le décès de mon grand-père, c’est là qu’elle a mis le réveil. Ainsi que sa montre-bracelet, qu’elle a portée en souvenir de lui jusqu’à sa propre mort.
– Le cadran est grand, disait-elle. Je vois bien quelle heure il est.
Alors qu’elle avait un « coucou » et un Westminster qui carillonnait toutes les quinze minutes.