On était tous assis devant la télé le samedi soir.
– Vous allez voir, disait-elle, vous allez voir qu’il y aura encore une guerre ! Ça ne va plus durer longtemps !
On se moquait d’elle, les uns un peu plus gentiment que les autres :
– Mais qu’est-ce que tu racontes !
– Mais qu’est-ce que tu en sais, Adrienne ! Tais-toi plutôt, et laisse-nous écouter les nouvelles !
– Mais non, c’est fini, les guerres, disait la plus jeune, la plus optimiste, celle qui n’avait pas connu les précédentes, pas même l’indépendance du Congo ni la crise de Cuba.
On riait et on haussait les épaules devant son visage grave et son doigt levé pour nous admonester.
– Vous verrez bien !
C’était le milieu des années 70. A l’école, on nous apprenait que la guerre froide était finie, que les accords SALT étaient un très bon signe et que le lointain Viêt-Nam connaissait enfin la paix. Nous étions donc bien tranquilles. La guerre, c’était du passé.
Mais pas pour grand-mère Adrienne, qui voyait dans chaque politicien à la télé des ressemblances avec Neville Chamberlain :
– Lui non plus, disait-elle, ne croyait pas qu’il y aurait la guerre. Et pourtant ! hein ? vous avez vu !
Mais déjà plus personne ne lui répondait, sauf par un « chut » ici ou là.
Dès le lundi suivant, grand-mère Adrienne s’achetait encore deux kilos de café et un grand paquet de spéculoos. Qu’elle stockait avec ses autres réserves, pour les jours sans. Ce qui faisait dire à son beau-fils, chaque fois qu’il ouvrait une armoire à provisions :
– Il y a de quoi soutenir un siège, ici !
Alors c’était au tour de grand-mère Adrienne, de hausser les épaules .
– Ils ne seront que trop contents, tous, le jour où ils n’auront plus que de la chicorée et des glands torréfiés, de venir boire un vrai café.
***
C’est en entendant et en lisant l’actualité autour de la Crimée, que je me suis souvenue de cette petite scène qui se répétait le samedi soir devant la télé à chaque nouvelle « crise » ou tension internationales.
Texte écrit pour l’atelier d’écriture de Daniel Simon à Leuze. La consigne était « Pour les jours sans »
http://traverse.unblog.fr/2014/02/13/un-seul-etre-nous-manque/