C’est l’été de 1930. Adrienne et son amie Rachel sont de toutes jeunes mariées que leurs époux ont décidé d’emmener à Knokke-le-Zoute par un beau dimanche de juillet.
Adrienne, qui fait toujours bien attention à rester élégante, ne s’est encore jamais mise en maillot. C’est Rachel qui l’a convaincue: la mer, le sable, le vent dans les cheveux, tu seras surprise toi-même comme la baignade est agréable et bienfaisante!
Adrienne riait: Rachel ne tenait toute cette science que grâce aux magazines féminins dans lesquels sa patronne trouvait des modèles de vêtements.
Cependant, la curiosité, le désir de la découverte, la chaleur de ce mois de juillet aussi, sans doute, l’avaient emporté sur la peur de dévoiler ses jambes, qu’elle avait pourtant fort belles, et elle le savait.
C’est ainsi qu’Adrienne a entendu pour la première fois le cri des mouettes et que ses yeux ont pu jouer l’indiscrétion en toute impunité: il n’y avait pas, sur la plage de Knokke-le-Zoute, que de vieux messieurs ventripotents 😉
***
Merci à Monsieur le Goût pour son 186e devoir avec le tableau ci-dessus et dix mots imposés: ventripotent – curiosité – indiscrétion – sable – vent – attention – surprise – cri – maillot – découverte
Vous allez trouver ça complètement débile mais heureusement avec un titre pareil des tas de gens décideront sans doute de ne pas venir lire le billet 🙂
Complètement débile mais complètement contente, c’est l’état de l’Adrienne quand ses recherches de l’identité de l’amie de cœur de sa grand-mère ont enfin abouti.
Elle l’a reconnue sur une image mortuaire faisant partie de la riche collection de la société historique locale.
Après il a été facile de faire un peu de généalogie et de comprendre les origines de cette amitié, elles se connaissaient depuis leur naissance (façon de parler, évidemment), habitaient le même quartier, sont allées à la même école.
Voilà.
L’Adrienne n’a pas réussi à sauver la pomme en faïence peinte – ou était-ce une pêche – dans laquelle Madeleine avait glissé une piécette, mais elle a une identité complète et même retrouvé un visage.
Grand-mère Adrienne peste contre les décideurs qui trafiquent son horaire et l’obligent à tripoter les aiguilles de ses diverses horloges deux fois par an: le Westminster sur la cheminée près du poêle, le coucou accroché au mur, la délicate horloge tout en sculptures dorées, qui se trouve au salon et refuse de marcher si on ne prend pas mille précautions pour la remonter, lui ôter et lui remettre son globe ou même l’épousseter.
Puis il y a sa montre-bracelet, enfin celle du grand-père, depuis son veuvage elle ne porte plus sa petite montre de femme mais celle de son mari, qui l’aimait tant parce qu’elle marchait pile-poil toujours à l’heure.
Le grand-père aimait les choses fiables.
Et c’était pareil pour les gens, d’ailleurs: « une parole, c’est une signature« . Vous voyez le personnage, n’est-ce pas.
Grand-mère Adrienne faisait donc deux fois par an le tour de ses horloges, fort à contrecœur, toujours en maugréant.
Et parfois elle en oubliait une: l’antique réveil dont le tic-tac empêchait la petite de dormir, quand elle dormait avec sa grand-mère pendant l’absence de l’époux.
Oubli aux conséquences qu’on imagine: tout le reste de sa journée s’en trouvait définitivement perturbée.
***
Dans une quinzaine de jours on passe à l’heure d’hiver, qui en réalité est « l’heure normale« , d’où le titre.
***
Ceci est une non-participation à l’Agenda ironique d’octobre, vu que je ne réunis pas toutes les conditions.
J’ajouterai juste celle-ci, parce que ça entre dans mon propos:
Quand la petite ne trouve plus aucune autre occupation – ni un jeu de cartes avec l’arrière-grand-père, ni les conversations de grand-mère avec ses cousines et amies – elle demande la permission d’aller au salon.
Il y a là un tiroir plein de vieilles photos de famille, bébés nus sur peaux de mouton, communiants et communiantes, fiancés et mariés, quelques soldats en uniforme ou religieuses à cornettes, que la petite observe, classe et reclasse.
Il faut faire de jolis tas sinon le tiroir ne ferme pas.
Jamais grand-mère Adrienne ne s’est occupée de les mettre dans un album, pas même les photos de ses propres vacances ou événements familiaux.
Celle qui fascinait le plus la petite est une photo de trois jeunes femmes en maillot de bain rayé, barbotant dans la mer à Knokke-le-Zoute. Ni grand-mère ni ses amies ne savaient nager.
– Là à ma droite, explique grand-mère, c’est mon amie Rachel.
Ce que la petite s’est empressée de noter scrupuleusement au verso, dans son écriture enfantine, et ça lui sert bien aujourd’hui 😉
Derrière les trois naïades, on voit les cabines montées sur roues et tirées par des chevaux pour que les baigneurs – et surtout les baigneuses – n’aient pas à affronter les regards indiscrets et puissent tout de suite entrer dans l’eau. Puis en sortir tout aussi discrètement, se sécher et se rhabiller.
« Comment pouvait-on se baigner dans un tel accoutrement? » demande Monsieur le Goût en proposant ce tableau de Caillebotte pour son devoir du lundi, et l’Adrienne ne sait pas s’il voulait parler du côté pratique ou de l’aspect esthétique.
Car la photo des trois naïades des années 1930, l’Adrienne ne la publiera pas, elle est sûre que ça déplairait à sa grand-mère, son maillot rayé n’a rien de seyant et son bonnet de bain ne la rend pas plus jolie.
S’il s’agit du côté pratique, c’était bien pire avant la guerre de 14, où les baigneuses ne pouvaient tout simplement pas nager, encombrées qu’elles étaient par des vêtements qui les enveloppaient des pieds à la tête et qui devaient peser des tonnes, vu que ces tissus absorbaient l’eau.
***
Le bain de mer était réputé excellent pour la santé, voyez par exemple ce compte-rendu de la saison d’été 1845 à Ostende. En image ça donne ceci. Les premières cabines de plage apparaissent déjà à Ostende en 1784.
Un bon résumé ici, où l’on peut voir le dessin d’Ensor se moquant des baigneurs et baigneuses et où on peut lire que les adeptes du nudisme existaient déjà au début du 19e siècle et que bien sûr ils étaient Allemands 😉
Et pour ceux que ça intéresse, une étude sur le tourisme balnéaire en France et en Belgique vers 1850 ici.
Il y a un jour dans l’année où Monsieur Filleul appelle l’Adrienne par son titre honorifique, c’est le premier janvier:
– Bonne année, Marraine!
Le petit échange de vœux et de civilités d’usage fait que l’Adrienne apprend le scoop de l’année: le 27 décembre dernier, Monsieur Filleul et son épouse ont scellé un accord avec un couple d’agriculteurs qui prépare sa retraite et vend son petit domaine agricole: ils se sont serré la main, à l’ancienne.
« Une promesse est une signature », disait le grand-père de l’Adrienne, alors espérons que tout se passe comme prévu et qu’ils puissent réaliser leur rêve de vivre à mille mètres d’altitude, au milieu de nulle part 🙂
***
photo prise l’été dernier, le type en mocassins et son épouse rêvaient d’ouvrir un gîte à 1000 mètres d’altitude et le petit au chapeau n’avait pas encore les mots pour exprimer ses rêves à lui 🙂
Qui d’autre que l’Adrienne, dans sa ville au passé presque entièrement voué au textile, et dont l’arbre généalogique ne mentionne que des tisserands, ourdisseuses, fabricants de flanelle, bobineuses, ouvriers teinturiers et autres apprêteurs, qui d’autre donc pourrait traverser la ville à pied un dimanche matin avec sous le bras sept kilos de coton à petits carreaux bleus et dans la main un gros paquet de toile de lin beige?
Tout en marchant, elle se demande deux choses: d’abord, ce qu’elle en fera; ensuite, d’où sa mère continue à sortir ces kilos de textile divers…
Mais bien sûr, quand on est la petite-fille d’une couturière, on ne refuse pas un ’bout de tissu’ et on se dit que ça pourra sans doute servir un jour…
D’ailleurs, dès l’après-midi elle taille des rideaux dans la toile beige et des draps dans le coton bleu à rayures, trimbalé de la même façon plus tôt dans la semaine 😉
***
photo déjà mise sur ce blog, avec une des cheminées d’usine de la ville, vestiges de son passé industriel
Atavique: qui se transmet par atavisme, « Transmission continue, de génération en génération, des caractères héréditaires, physiques ou moraux » (source CNRTL)
Quand elle tenait la main de grand-mère Adrienne, là sur son lit d’hôpital, ou qu’elle lui passait un peigne dans les cheveux, elle lui parlait.
Elle lui disait « Marraine, marraine » du ton dont on parle à un enfant malade.
A l’infirmière qui passait parfois, elle disait, comme s’il fallait s’excuser:
– Je ne sais pas si elle m’entend, mais je continue à lui parler ».
– Vous faites bien, répondait généralement l’infirmière, on a déjà eu le cas d’un patient sorti du coma qui avait continué à entendre ce qui se disait.
Alors même si elle savait que grand-mère Adrienne ne sortirait plus du coma, elle lui caressait la main et lui parlait avec un courage renouvelé.
Dans la « bonne oreille » et en détachant bien les syllabes.
Aujourd’hui en lisant les conclusions des chercheurs de l’université de British Columbia (Vancouver, Canada) elle est toujours aussi heureuse de l’avoir fait.
Ils démontrent par l’imagerie cérébrale que l’ouïe est la dernière faculté que nous gardons, même si nous ne sommes plus capables de répondre ou d’interagir: jusqu’à notre dernier souffle, nous entendons.
***
photo du dessus, grand-mère Adrienne entourée de ses parents, juste avant la guerre de 14 – photo du dessous, grand-mère Adrienne et son époux, juste avant la guerre de 40.
Dans la grande famille du grand-père maternel, celle où grand-mère Adrienne est entrée par son mariage – elle qui était fille unique – il n’y avait qu’une seule bonne recette de gaufres, détenue par une seule personne: la Mater Familias, Marie-Angélie.
Seules deux de ses belles-filles ont réussi à devenir les dépositaires de la fameuse recette – et vous imaginez avec quelles papilles critiques leurs gaufres étaient goûtées et évaluées à l’échelle de celles de la Mamma, jamais égalées, évidemment, toujours approchant, toujours manquant ce petit je ne sais quoi…
Gaufre, en néerlandais wafel, dans le dialecte de grand-mère Adrienne, woefo.
Mais quand elle disait « kgoe a ne woefo geiven! » (« je vais te donner une gaufre », c’est-à-dire une baffe) il fallait se tenir à carreaux.
Même si elle ne mettait jamais sa menace à exécution – elle était bonne comme le bon pain – le menacé savait qu’il ne devait pas lui courir sur le haricot, que la coupe était pleine.
Inspiré par la consigne de Joe Krapov – un grand merci! – Recette (24 mars 2020) Que faire quand on est confiné chez soi, avec interdiction de sortir faire du sport, pour continuer à rester en forme ? Deux solutions : soit jeûner, soit bien manger ! Vous avez certainement par-devers vous une recette (de cuisine, de santé, de zénitude, etc.). Partagez-la avec nous et surtout dites-nous de qui vous la tenez et quels sont les souvenirs qui y sont attachés.
Plus quelques expressions « culinaires » 🙂
Photo de famille de l’Adrienne et photo de gaufres d’Anastasia Zhenina sur Pexels.com
Je me suis demandé ce que ma grand-mère Adrienne en aurait pensé, elle qui disait à chaque fois qu’en voyage on rencontrait un cimetière: « Dat moeten we niet hebben! » (1)
La nipotina et moi, en tout cas, la première fois qu’on a vu un cimetière islandais, on a été fort étonnées de voir les croix tout illuminées comme des sapins de Noël.
Comme on ne voyageait qu’en bus, il m’était impossible de m’arrêter pour prendre une photo, mais je peux vous assurer qu’il y en avait de très jolis le long de la route.
Il paraît qu’on met parfois les lumignons dès que les jours sont plus courts que les nuits, en tout cas on les met pour Noël, et qu’on les y laisse jusqu’en février. Que la tradition est très ancienne, qu’autrefois on le faisait avec des bougies.
Rendre visibles les invisibles… Je me suis dit que ça devait coûter une fortune en bougies, à l’époque, et qu’il est fort heureux que le pays produise tant d’électricité ‘verte’ (ou faut-il dire ‘blanche’ dans le cas d’ l’Islande :-))
Kirkjugarður: c’est là qu’on remarque que l’islandais est une langue germanique qui ressemble parfois étonnamment au néerlandais, où pour ‘le cimetière’ on forme le même mot composé, kerkhof / kirkjugarður, littéralement le jardin (autour) de l’église.
C’est une Adrienne que je ne connais pas mais à qui je souhaite de tout cœur d’être encore de ce monde, aujourd’hui 2 janvier 2018.
Elle est née peu avant la guerre. Son papa a été mobilisé et fait prisonnier. Il en est revenu.
Elle est restée fille unique. S’est mariée. N’a pas eu d’enfants. Son mari l’a quittée.
Cet automne, on lui diagnostique un cancer du pancréas.
– Quel âge avez-vous? lui demande son oncologue, comme s’il n’avait pas toutes ces données à sa disposition.
– Bientôt 80 ans, dit-elle. Le 2 janvier.
– Vous ne les aurez jamais, a-t-il répondu.
C’est exactement ce qu’il a déclaré, « u haalt dit nooit« , à une femme qui affronte seule la maladie, sans frère ni sœur, sans enfant, sans neveu ni nièce.
– Adrienne, dis-je à l’ami qui vient de me raconter son histoire, c’était le prénom de ma grand-mère. Je parie que tout comme elle, c’est une très bonne personne.
– C’est effectivement la crème des vieilles dames, répond-il.
Alors vous comprenez pourquoi toute ma sympathie va à cette Adrienne inconnue, qui a décidé de donner tort à son oncologue, et de fêter ses 80 ans.