– Quel jour on est? demande Alexandra, qui a décidé de noter sur chaque feuillet d’exercices son prénom et la date. – Le 30 mai, répond Madame. – Youpie! s’écrie-t-elle toute joyeuse! ça veut dire que bientôt on sera juin et donc bientôt en vacances!
C’est que le week-end dernier, leur papa leur a dévoilé ses plans pour les grandes vacances: pour la première fois, ils iront faire du camping. En Espagne.
Et rien ne la réjouit plus que l’idée de dormir sous une tente.
En néerlandais, pour dire « faire son coming-out » on a l’expression « uit de kast komen« , ce qui signifie « sortir de l’armoire« .
Madame y pensait ces jours-ci, d’abord parce qu’elle a rencontré un de ses anciens élèves qui a osé « sortir de l’armoire » alors qu’il était encore à l’école, ce qui est toujours courageux, et aussi parce que c’était la gay pride avant-hier à Bruxelles.
Pour Madame, tout ça est indissociablement lié au tout premier élève qui soit « sorti de l’armoire« , même si c’était discrètement et par lettre adressée à elle seule, lui demandant de garder l’info pour elle: il fallait du courage.
Et Madame à l’époque avait sur l’homosexualité des idées qui lui venaient tout droit de deux sources: son éducation catholique qui l’étiquetait contre-nature, voire abjecte, et les personnages caricaturaux qu’on pouvait voir à la télé, genre coiffeur maniéré et efféminé.
Or son élève n’était rien de tout cela, il était même le fils modèle, sérieux et premier de classe.
– Il faut vous dire, lui apprit-il, que dans chaque classe ça concerne au moins un élève et probablement même deux.
Plus jamais Madame n’a regardé ses classes de la même manière et depuis ce jour-là, quand il y avait débat sur leur conception de la vie, du mariage, des enfants, elle a pensé à son Sorti-de-l’armoire N°1 et adapté sa grammaire et son vocabulaire 😉
Puissent-ils bien se porter, tous, être respectés et trouver ce qu’ils cherchent.
La conversation entre Oksana et l’Adrienne était une belle preuve de ce que Madame avait précisément expliqué à la jeune fille désireuse d’apprendre le français en trois semaines: pour que « le message passe », il faut d’abord se lancer et oser se jeter pleinement dans une tentative de message.
C’est ainsi que belle-maman, qui n’avait peur de rien, réussissait à parler toutes les langues 😉
Oksana est Ukrainienne, donc la conversation s’est déroulée à l’aide de trois mots d’anglais, d’un peu de néerlandais, de beaucoup de ‘body language‘, de gestuel et d’une appli sur le portable.
– Si tu ne trouves pas le mot exact, expliquait Madame à la jeune fille, il ne faut pas que ça t’arrête: il y a toujours moyen de dire autrement, ce sera plus long, avec des mots plus simples, mais tu te feras comprendre. Rester la bouche fermée n’est pas une option!
C’est à l’aide de cette méthode qu’Oksana a réussi à raconter tout ce qu’elle avait à cœur de dire. Son exil. Son fils de douze ans. Son talent pour la peinture à l’huile. Son autisme.
Hier, à l’école où Madame a enseigné jusqu’à peu, c’était la journée portes ouvertes.
Jusqu’à présent, elle a toujours soigneusement zappé toutes les occasions d’y retourner, quel que soit le programme, mais là elle voulait avoir un renseignement et puis elle avait promis à l’amie Veerle, sa chère collègue coordinatrice, qu’elle viendrait lui dire bonjour.
Et bien croyez-le, s’il n’y avait pas eu cette promesse, Madame serait une fois de plus restée chez elle.
C’est tout bonnement incroyable les étranges émotions diverses qui l’ont saisie.
Bref, à l’avenir elle continuera probablement ce zapping 😉
***
– Je ne vais pas aller au second voir mon ancienne classe, déclare Madame à la gentille ancienne élève qui lui a succédé.
– Ah! mais vous pourriez, répond-elle, elle est restée exactement comme elle était!
Et bien, explique l’ancien élève consulté, qui a fait les mêmes études que Madame et qui aujourd’hui est examinateur au jury central, pour l’oral il y a trois parties.
Dans la première, l’élève doit sensibiliser son interlocuteur à un problème actuel à l’aide de quelques photos. Donc là il faut d’abord parler du problème, puis avancer des solutions, il faut être convaincant. Par exemple le sujet pourrait être la courtoisie dans les trains aux heures de pointe.
La 2e situation est un entretien d’embauche. Il faut se présenter avec ses qualités et ses petits défauts, expliquer sa motivation, sa connaissance des langues, ses expériences passées.
Pour la 3e situation, les candidats ont pu lire un petit article qu’ils doivent résumer et commenter, et après il y a encore une conversation plus spontanée avec l’examinateur, à bâtons rompus.
Cette partie orale compte pour 40%.
A côté de ça il y a un exercice d’écoute, de lecture et d’écriture, tout ça pour 60% du résultat total.
Pour l’écriture, on demande deux petites dissertations d’une longueur de 180 mots chacune.
Mais surtout, conclut-il, il faudra que l’élève s’octroie l’espace qui lui est accordé, donc il faut oser parler, bien connaître la grammaire, et bien structurer ce qu’on a à dire…
Et bien merci, dit Madame, je sais quoi. Y a plus qu’à…
Et là ils ont hésité entre le grand rire et le gros soupir parce qu’ils ont pensé la même chose, ne serait-ce qu’à cause de ce petit « trois semaines de temps » accordé pour tout réaliser.
***
D’où la photo, prise l’an dernier lors du tour du Péloponnèse, parce qu’elle symbolise parfaitement la situation: il y a une porte, mais suffira-t-elle à réussir le passage?
Le week-end dernier, Madame est contactée par une ancienne élève qui après moultes gentillesses en vient au fait: sa sœur a besoin d’aide pour se préparer à son examen de français (FLE) oral et écrit.
Pour des raisons qui n’ont pas été explicitées, la cadette est scolarisée à la maison et doit donc se préparer de manière autonome, puis passer les examens devant ce qu’on appelle ici un « jury central ».
La situation a l’air si désespérée et si urgente que Madame accepte:
« Voilà un bon moment qu’elle se bagarre avec cette matière, écrit la grande sœur, mais comme elle n’a aucune base, c’est compliqué » (Ze is al een tijdje aan het strijden met haar Franse leerstof, maar gezien ze eigenlijk geen basis Frans heeft, loopt dit moeilijk.)
– Dis-lui qu’elle peut venir dès lundi, répond Madame.
Et c’est là qu’elle se rend compte que le défi va être encore plus grand qu’elle ne le pensait: ah non, lundi ça ne m’arrange pas, j’ai déjà deux trucs à faire. Mardi? non mardi ce n’est pas idéal…
Bref, le premier rendez-vous est fixé à vendredi.
Et l’examen?
Il a lieu le 22 mai.
Urgent, vous dites? On ne peut donc pas apprendre une langue en trois semaines?
***
En attendant le miracle d’une mise à niveau de A1à B1 – on estime que passer d’A1 à A2 nécessite une soixantaine d’heures, et pareil pour le passage d’A2 à B1 – admirons le miracle de la nature, photo prise dans la rue d’à côté le 23 avril.
– Qu’est-ce que vous voulez que je vous rapporte d’Italie? a demandé Hajar quelques jours avant sa semaine de vacances dans sa ville natale, en Toscane.
– Pas besoin de me faire des cadeaux! a répondu Madame, ce qui me ferait plaisir c’est une photo de toi dans le décor de ta ville, tu trouveras sûrement un bel endroit!
Elle avait semblé satisfaite et convaincue.
Mais la semaine dernière, elle a offert cette minuscule voiturette surmontée d’une encore plus minuscule boule à neige.
Made in China.
Nul doute que si elle avait été Parisienne, elle aurait rapporté ceci:
Mais ne vous méprenez pas, Madame est tout de même émue de ce petit geste, et d’ailleurs « Je moet een gegeven paard niet in de bek kijken » dit très justement le proverbe en néerlandais, tu ne vérifies pas la dentition d’un cheval qu’on te fait cadeau 🙂
Omar est heureux, très heureux, et il n’a pas peur de le dire, « ik ben super blij!« , alors bien sûr Madame aussi est heureuse et applaudit à grands cris, comme il se doit, même si elle n’est pas le cercle de famille.
– ça va faire deux ans que je suis marié, rappelle-t-il à Madame, qui n’a pas la mémoire des chiffres, et on attend notre premier bébé.
« ik ben super blij!«
Alors pendant un moment on est franchement heureux.
Pendant un moment on oublie le sombre avenir et le sombre présent.
Ouf! juste à temps, se dit l’Adrienne en déposant le précieux paquet simplement enveloppé d’une feuille de papier.
Elle s’était dépêchée entre deux averses, jeudi dernier, pour aller récupérer la photo de famille chez un encadreur.
La ficelle avec laquelle elle l’avait accrochée au mur du salon, il y a dix ans, datait de l’époque de la photo, 1938-39, de sorte qu’un jour l’Adrienne a entendu un grand bing!
Si vous êtes allé cliquer sur ce lien, vous vous direz « Mais pourquoi avoir attendu six ans avant de le faire réparer? »
Et bien voilà, d’abord l’Adrienne avait pensé le faire elle-même.
Mais elle avait si peur d’aggraver les dégâts, d’abîmer le cadre en essayant d’enlever les petits clous rouillés, bref de ne pas être à la hauteur, qu’elle attendait… quoi, au juste?
Peut-être justement le retour dans sa ville de l’encadreur auquel elle avait déjà confié une tâche vers… 1990-95. Puis il était parti s’installer en Tunisie – il est artiste peintre – où il est resté entre quinze et vingt ans.
Même lui a eu besoin de plus de dix jours, d’ailleurs 😉
– Venez samedi, ce sera fait!
Puis il se ravise:
– Ou plutôt non, samedi sera vite là, venez mercredi prochain.
Mais le mercredi, ce n’était pas prêt.
– Pas grave, dit l’Adrienne, depuis le temps que je l’attends, je ne suis pas à deux ou trois jours près!
– J’ai vraiment de la chance avec mes clients, répond l’artiste, ils sont toujours tellement compréhensifs!