D comme Désiré

Il a ses heures et ses rituels.

Il arrive après les joggeurs et avant les casse-croûtes.

Il a son banc.
A côté d’une poubelle où il trouve le journal du jour, abandonné après lecture par quelqu’un de plus matinal que lui, à peine froissé.
Quelqu’un, heureux hasard, qui ne fait pas les mots croisés.

Mais ce matin il est intrigué.

Il a déplié complètement le journal dans lequel ici et là un mot a été découpé.

Voilà un jeu bien étrange et palpitant, se dit-il.
Et armé d’un stylo il fait le plus excitant des logorallyes

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Merci à Monsieur le Goût pour son 164e devoir:

Encore un tableau de Jackie Knott. Si vous avez déjà vu ici cette œuvre, mille excuses. Mais que voulez-vous, elle me plaît, alors hein… Cette Américaine qui fit plein de choses n’ayant rien à voir avec la peinture, « l’US Air Force » n’ayant que peu de rapport avec l’art pictural, est passée par ici. Elle s’est promenée à Montmartre.
Elle y a vu quelqu’un dans ce jardin connu même des Chinois.
Mais ce quelqu’un, qui est-il ? À quoi pense-t-il ? On verra bien lundi ce que vous en pensez…

A comme Abraham

Quand dans la seconde moitié des années 1870 Van Gogh est pris de zèle religieux et se sent une vocation de prédicateur, il va de déception en déception: les études de théologie ne lui conviennent pas, ne l’intéressent pas, ni à Amsterdam, ni ensuite à Bruxelles, et son travail de prédicateur laïc dans le Borinage ne se passe pas non plus comme il l’avait espéré.

Le vendredi 1er août 1879 il entreprend à pied les 50 km qui séparent Cuesmes, où il vit et travaille, du petit hameau de Korsele, en Flandre Orientale, pour y rencontrer le pasteur Abraham van der Waeyen Pieterszen qu’il connaît grâce à son séjour bruxellois.

Korsele, c’est ce qu’on appelle ici le Geuzenhoek, le « coin des gueux », gueux étant le mot injurieux employé pour désigner cette poignée de protestants qui résistaient, trop pauvres pour se refaire une nouvelle vie dans les provinces hollandaises, et qui ont survécu aux persécutions en vivant cachés dans les bois.

Cet Abraham Pieterszen avait apparemment la confiance de Van Gogh, comme prédicateur mais aussi comme artiste, il avait eu une formation de peintre.

Et c’est après cette rencontre – qui a finalement eu lieu à Bruxelles, le pasteur Abraham Pieterszen n’était pas chez lui quand Van Gogh y est arrivé après deux jours de marche – qu’on voit que Van Gogh délaisse ses projets de prédicateur pour se tourner entièrement vers le dessin et la peinture.

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Photo prise le 27 mai dans l’église protestante de Speyer, où une classe enfantine était en visite 🙂

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Dans une lettre à son frère, datée du 5 août 1879, de retour à Cuesmes, Van Gogh écrit:

« Ben onlangs nog op een atelier geweest, n.l. bij DPieterszen die schildert in den trant van Schelfhout of Hoppenbrouwers en wel verstand van kunst heeft. » (récemment j’ai encore visité un atelier, celui du pasteur Pieterszen, il peint dans le style de Schelfhout ou Hoppenbrouwers et s’y connaît en art – traduction de l’Adrienne)

Y comme Yaka

Ils étaient assis sous le vieil arbre et devisaient comme font ceux qui se connaissent depuis plus de trente ans.

Moritz venait d’annoncer qu’il avait décidé de vendre cette maison où ses fils ne venaient jamais.

Les dernières années, il en avait négligé l’entretien. A quoi bon! disait-il. Et Hermann répondait: Pour la vendre à un meilleur prix.

Mais chacun savait bien qu’il était inutile d’y aller de ses petits conseils, il n’y a qu’à mettre une couche de peinture ici, il n’y a qu’à faire venir un jardinier pour un jour ou deux…
Ils connaissaient Moritz.

– Un de mes amis qui vient de décéder, dit Hermann, avait une collection de plus de quatre-vingts vieilles voitures. Maintenant ses enfants discutent sur la meilleure façon d’en faire la vente…

– Mes fils n’auront pas ce souci, dit Moritz, j’aurai tout réglé avant.

– Chez moi, dit Ingrid, mon fils ne trouvera que des foulards de soie.

– Oh! alors ça va! Ce n’est pas trop encombrant!

Les deux hommes riaient.

– J’en ai bien entre quinze et vingt boîtes, a ajouté Ingrid en faisant un geste de la main, des boîtes en carton grandes comme ça!

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Merci à Monsieur le Goût pour son 163e devoir:

Je ne résiste pas à l’envie de vous montrer cette toile de Matteo Massagrande. J’aime ce peintre que j’aime à voir comme « le peintre de l’abandon ». Cette toile évoque-t-elle quelque chose pour vous ? Suscite-t-elle quelque envie de voyage ? Quelque souvenir ? On devrait grâce à vous, en savoir plus lundi…

X c’est l’inconnu

A Speyer, raconte le guide qui fait visiter la cathédrale, un artiste peintre a trouvé un moyen « chimique » – qu’il n’a pas nommé – un moyen qui a fait tomber à la renverse, bouche bée, l’Italie entière: il a réussi à trouver un procédé permettant d’enrouler comme un vulgaire tapis… une fresque.

Toutes les fresques monumentales qui ornaient les murs de la cathédrale et qui représentent la visite de Bernard de Clairvaux à Speyer ainsi que deux épisodes de la vie du pape Stéphane/Etienne Ier, ont été enroulées et « recollées » après la restauration du bâtiment, au cours du 20e siècle.

L’Adrienne aussi en est restée bouche bée et a évidemment voulu comprendre un peu mieux comment c’était possible.

L’homme s’appelle Otto Schultz, est restaurateur, et le procédé consiste à enduire les fresques d’un mélange de chaux et de caséine, puis d’y coller différentes couches de toile de lin, et ça devrait permettre de décoller la fresque du mur, de l’enrouler et – ce qui semble plus fort encore – de la dérouler par la suite et de la recoller sur un autre mur.

R comme Rachel

Quand la petite ne trouve plus aucune autre occupation – ni un jeu de cartes avec l’arrière-grand-père, ni les conversations de grand-mère avec ses cousines et amies – elle demande la permission d’aller au salon.

Il y a là un tiroir plein de vieilles photos de famille, bébés nus sur peaux de mouton, communiants et communiantes, fiancés et mariés, quelques soldats en uniforme ou religieuses à cornettes, que la petite observe, classe et reclasse.

Il faut faire de jolis tas sinon le tiroir ne ferme pas.

Jamais grand-mère Adrienne ne s’est occupée de les mettre dans un album, pas même les photos de ses propres vacances ou événements familiaux.

Celle qui fascinait le plus la petite est une photo de trois jeunes femmes en maillot de bain rayé, barbotant dans la mer à Knokke-le-Zoute.
Ni grand-mère ni ses amies ne savaient nager.

– Là à ma droite, explique grand-mère, c’est mon amie Rachel.

Ce que la petite s’est empressée de noter scrupuleusement au verso, dans son écriture enfantine, et ça lui sert bien aujourd’hui 😉

Derrière les trois naïades, on voit les cabines montées sur roues et tirées par des chevaux pour que les baigneurs – et surtout les baigneuses – n’aient pas à affronter les regards indiscrets et puissent tout de suite entrer dans l’eau.
Puis en sortir tout aussi discrètement, se sécher et se rhabiller.

« Comment pouvait-on se baigner dans un tel accoutrement? » demande Monsieur le Goût en proposant ce tableau de Caillebotte pour son devoir du lundi, et l’Adrienne ne sait pas s’il voulait parler du côté pratique ou de l’aspect esthétique.

Car la photo des trois naïades des années 1930, l’Adrienne ne la publiera pas, elle est sûre que ça déplairait à sa grand-mère, son maillot rayé n’a rien de seyant et son bonnet de bain ne la rend pas plus jolie.

S’il s’agit du côté pratique, c’était bien pire avant la guerre de 14, où les baigneuses ne pouvaient tout simplement pas nager, encombrées qu’elles étaient par des vêtements qui les enveloppaient des pieds à la tête et qui devaient peser des tonnes, vu que ces tissus absorbaient l’eau.

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Le bain de mer était réputé excellent pour la santé, voyez par exemple ce compte-rendu de la saison d’été 1845 à Ostende. En image ça donne ceci. Les premières cabines de plage apparaissent déjà à Ostende en 1784.

Un bon résumé ici, où l’on peut voir le dessin d’Ensor se moquant des baigneurs et baigneuses et où on peut lire que les adeptes du nudisme existaient déjà au début du 19e siècle et que bien sûr ils étaient Allemands 😉

Et pour ceux que ça intéresse, une étude sur le tourisme balnéaire en France et en Belgique vers 1850 ici.

M comme Ma(rc)gritte

Mon très cher Marc,

Merci pour l’envoi de ta dernière peinture.

Tu me demandes ce que j’en pense, et si j’y vois une sorte d' »obsessession crépusculaire« .

Permets-moi de te répondre très franchement: j’y vois surtout une imitation de Magritte.
En moins bien, je suis désolé si je te fais de la peine, mais je crois qu’il vaut mieux que je te le dise et que tu changes à temps ton fusil d’épaule.

Il est loin le temps d’Aristote où on admirait l’art de l’imitatio. Aujourd’hui on attend d’un artiste une plus grande part de créativité.

Je répondrai de même à ta question sur ton autre obsession, « cette bille monstrueuse« : Magritte, encore! Hélas, tout l’aspect philosophique en moins.

Crois-moi, je te le dis en toute amitié et pas seulement parce que m’incombe le souci de vendre tes toiles ou de t’organiser des expos: trouve ton propre chemin!

La flèche de Zénon

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Merci à Monsieur le Goût d’avoir proposé un tableau de Marc Chalme, d’où le titre choisi pour ce billet, choix que confirme une petite visite à son site 😉

Le défi du 20

La salle où ont lieu les expositions était autrefois une usine textile, de sorte que la lumière est idéale: les toits pentus, tout de verre, sont exposés au nord.
Jamais de soleil direct et une luminosité qui dénature le moins possible les coloris.

Quand l’Adrienne y arrive peu avant l’heure d’ouverture, elle allume les écrans – vous connaissez des artistes contemporains qui n’ont rien à montrer sur ordi? – installe le fléchage et allume les lampes.

Puis se ravise: la salle est si lumineuse qu’on n’a vraiment pas besoin de gaspiller de l’électricité.

Arrive le premier artiste.
Le sculpteur.

– La lumière est bonne? lui demande-t-elle.

Il la trouve parfaite.

Arrive l’aquarelliste.

Elle veut qu’on allume.

Pourtant, ses aquarelles sont sous verre et font encore plus un effet de miroir avec la lumière artificielle.
Elle teste.
Un côté.
L’autre.
Recommence.

Puis donne raison: ça fait trop de reflets.

Un quart d’heure plus tard entre le peintre.

– Il fait trop noir! s’écrie-t-il. Il faut allumer!

Et vous savez quoi?

L’Adrienne, ça l’a bien fait rigoler: qu’ils se débrouillent entre eux, s’est-elle dit.

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Pas de photo des aquarelles sous verre qui font miroir et reflètent le décor mais une autre, prise à Aix, qui a aussi bien fait rigoler l’Adrienne – oui ça rigole beaucoup – quand elle a lu « ici peignait Cezanne » (1).

Le lieu n’est plus qu’un pâle reflet de ce qu’il était: il est aujourd’hui entouré de murs et de maisons de sorte que si on voulait peindre la montagne Sainte-Victoire, il faudrait une échelle 🙂

Merci à Passiflore pour son Défi du 20: en ce mois d’avril la consigne était Reflets.

(1) Cezanne lui-même écrivait son nom sans l’accent.

H comme Hockney

Bon, c’est une expo qu’on aurait pu aller voir à Bruxelles, où elle était avant de voyager vers Aix.

Mais pour un tas de mauvaises raisons, ça ne s’était pas fait.

Alors on l’a vue au musée Granet.

Et c’était si bien qu’on a envoyé des photos à Gabriela, qui enseigne dans une école d’art de la ville natale de Hockney, Bradford.

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Photo prise au musée Granet, un portrait de Billy Wilder par David Hockney (1976), et consigne de Joe Krapov comme les jours précédents.

Pour une photo de meilleure qualité, voir ici.

X c’est l’inconnu

Regardez-le.

Regardez-le marcher à grands pas, le dos courbé, le parapluie presque collé à la tête.

Vous le devinez maussade, mécontent, pestant contre ce « foutu temps » et « ce pays où il pleut tout le temps » et « vivement l’été »… et toutes ces sortes de choses.

Toutes réflexions qui seront partagées à l’envi par la boulangère, le coiffeur, la caissière, « foutu temps » et « vivement l’été » diront tous ceux qu’il rencontrera ce jour-là.

Puis regardez-la.

Elle n’a pas de parapluie.
A quoi bon? les rares fois où elle l’emporte, elle l’oublie quelque part.

Elle a les bras nus.
L’air est doux et la pluie a déjà cessé.

A elle aussi on dira « foutu temps » et « vivement l’été ».

Elle essaiera de garder le sourire et répondra par une pirouette:

– S’il pleut, ça fera du bien aux légumes!

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Ah ! que la terre est belle

Ah ! que la terre est belle
Crie une voix, là-haut,
Ah ! que la terre est belle
Sous le beau soleil chaud!

Elle est encor plus belle,
Bougonne l’escargot,
Elle est encor plus belle
Quand il tombe de l’eau.

Vue d’en bas, vue d’en haut,
La terre est toujours belle,
Et vive l’hirondelle
Et vive l’escargot !

Pierre Menanteau (1895-1992), Pour un enfant poète, Bestiaire, 1953

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Merci à Monsieur le Goût pour son 157e devoir du lundi!

Cette giboulée qui arrose l’Arc de Triomphe me parle. Alors que la fin du mois de mars arrive, impossible de ne pas penser à « April in Paris ».
John Salminen, Ella Fitzgerald et Louis Armstrong nous invitent à regarder la vie. Et vous ? Qu’en pensez-vous ? Le printemps vous inspire-t-il ? À Paris ou ailleurs ?

Le défi du 20

Herr Gottlieb Biedermaier, par ce beau dimanche de la mi-juillet, dit à son palefrenier:

– Retourne à la maison sans nous attendre, nous rentrerons à pied après la messe, la promenade nous fera du bien!

Frau Biedermaier n’avait pas eu le temps de protester que ni elle ni les enfants n’avaient les chaussures adéquates, la carriole était déjà partie.

Évidemment, la grand-messe avait duré plus longtemps que d’habitude, Fräulein Baumann n’en finissait pas à l’harmonium et quand ils sont sortis sur le parvis, il n’était pas loin de midi, le soleil tapait dur, le temps virait à l’orage.

– En route! dit Herr Biedermaier en prenant la main de la cadette, et il partit, le ventre en avant.

Il dut se rendre à l’évidence, lui non plus n’était pas équipé pour la promenade au soleil, et après avoir ôté la veste, déboutonné le gilet et dégrafé le col, il suait encore à grosses gouttes.

Derrière lui, digne et droite, son épouse ne pipait mot.
Jamais devant les enfants, n’est-ce pas, mais il savait qu’il l’entendrait, le moment venu.

La petite avait soif.
La grande aurait bien cueilli encore quelques fleurs, mais on l’avait obligée à bien tenir son parasol devant son visage.
La belle-sœur claudiquait.

Le seul qui s’amusait était le jeune Werther, qui avait emporté son filet à papillons malgré l’interdiction.

– Il ira loin, celui-là, avait déclaré le père.

Il ne croyait pas si bien dire.

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Merci à Monsieur le Goût pour ce 156e devoir et merci à Passiflore pour son défi du 20, le thème du jour – « à la campagne » – s’accordait parfaitement au tableau proposé par Monsieur le Goût, Der Sonntagsspaziergang, ou Promenade dominicale, 1841, de Carl Spitzweg.