Il n’a pas eu besoin de faire passer l’Adrienne par l’épreuve de l’eau ou du feu pour émettre sa sentence 🙂
Mercredi matin, après les sourires, les ‘bonjour!’ et la petite conversation d’usage, au moment où elle allait poursuivre sa route, il l’a hélée, a fait un geste par derrière l’épaule en direction de là d’où elle venait et a dit:
– C’est beau, là, ton…, ta…, ce que tu as mis, là!
Il voulait parler de la clôture, elle l’a compris, une quinzaine de mètres venaient d’être rajoutés juste la semaine d’avant.
Alors elle l’a remercié et est repartie avec un sourire encore plus large.
La journée avait mal commencé, mais trouver le monsieur à longue barbe grise sur le pas de sa porte, c’est toujours un heureux moment.
« ordalie » avait été proposé par Walrus pour le défi d’un de ces derniers samedis 🙂
Ouf! juste à temps, se dit l’Adrienne en déposant le précieux paquet simplement enveloppé d’une feuille de papier.
Elle s’était dépêchée entre deux averses, jeudi dernier, pour aller récupérer la photo de famille chez un encadreur.
La ficelle avec laquelle elle l’avait accrochée au mur du salon, il y a dix ans, datait de l’époque de la photo, 1938-39, de sorte qu’un jour l’Adrienne a entendu un grand bing!
Si vous êtes allé cliquer sur ce lien, vous vous direz « Mais pourquoi avoir attendu six ans avant de le faire réparer? »
Et bien voilà, d’abord l’Adrienne avait pensé le faire elle-même.
Mais elle avait si peur d’aggraver les dégâts, d’abîmer le cadre en essayant d’enlever les petits clous rouillés, bref de ne pas être à la hauteur, qu’elle attendait… quoi, au juste?
Peut-être justement le retour dans sa ville de l’encadreur auquel elle avait déjà confié une tâche vers… 1990-95. Puis il était parti s’installer en Tunisie – il est artiste peintre – où il est resté entre quinze et vingt ans.
Même lui a eu besoin de plus de dix jours, d’ailleurs 😉
– Venez samedi, ce sera fait!
Puis il se ravise:
– Ou plutôt non, samedi sera vite là, venez mercredi prochain.
Mais le mercredi, ce n’était pas prêt.
– Pas grave, dit l’Adrienne, depuis le temps que je l’attends, je ne suis pas à deux ou trois jours près!
– J’ai vraiment de la chance avec mes clients, répond l’artiste, ils sont toujours tellement compréhensifs!
Non, ça ne lui avait pas plu du tout, à l’Adrienne, quand d’un seul coup d’œil sur le bureau, Berthe avait décrété:
– Moi aussi je suis bordélique.
Bon, on peut s’entendre sur le vocabulaire, elle a dit « ik ben ook slordig » et ‘slordig‘ peut se traduire par négligeant, désordonné, pas soigneux…
Mais là n’est pas la question.
Ce qui n’a pas plu à l’Adrienne, c’est cette conclusion pour le moins hâtive, alors que tout le reste de la maison est parfaitement rangé et que sur le bureau, le désordre n’est qu’apparent.
Bref.
Aujourd’hui l’Adrienne jubile: elle vient de lire que la gourou du rangement a déclaré:
« Ma maison est en bazar, mais la façon dont je passe mon temps est la bonne pour moi à ce moment-là, à cette étape de ma vie. Jusqu’à présent, j’étais une professionnelle du rangement, donc je faisais de mon mieux pour garder ma maison bien rangée à tout moment. J’ai en quelque sorte renoncé à cela, dans un bon sens pour moi. »
Peut-être n’était-ce pas une si bonne idée de passer tout l’après-midi et toute la soirée de samedi dernier à copier, coller, classer et relire tous les messages que l’Adrienne et sa Tantine se sont envoyés par Messenger depuis janvier 2013.
Dix ans de vie qu’elle a relus avec plaisir, avec émotion et qui bien sûr lui ont fait passer une nuit blanche 😉
Mais sans regrets.
Il y avait là-dedans des petites choses de 2013 et de 2014 qu’elle s’est empressée de communiquer aux deux petites-filles de la Tante, les aînées de ses cinq petits-enfants.
Après le décès de leur grand-mère, elles avaient eu peur d’oublier tous les souvenirs qu’elles avaient gardés d’elle, et la Tantine elle-même écrivait en 2013 qu’elle espérait vivre au moins encore cinq ans, pour que les plus jeunes de ses petits-enfants aient huit ans, l’âge requis, selon elle, pour avoir de vrais souvenirs de quelqu’un.
L’Adrienne ne cesse de dire aux grands-parents autour d’elle combien il est important de faire passer leurs souvenirs, d’écrire leur récit de vie pour leurs petits-enfants, et par bonheur, elle a réussi à en convaincre la Tantine: sa fille et sa petite-fille ont reçu d’elle un cahier, un cahier qui leur est très précieux, leur seul regret est que la Tantine y ait commencé trop tard, quand elle était déjà malade.
Alors mardi dernier, en voyant cet article, l’Adrienne ne pouvait qu’applaudir: on y propose une liste de questions auxquelles répondre pour servir de fil, de guide, d’idées de transmission de son récit de vie à ses petits-enfants.
***
Ci-dessous, parmi les 70 questions, celles commençant par le mot interrogatif « wat? » – celle en gras a été choisie comme titre de l’article.
Quel était ton endroit favori de la maison de ton enfance? Qu’est-ce que tes parents t’ont appris? Comment étaient tes parents? Quelles sortes de choses as-tu conservées et pourquoi? Tu avais quelles sortes d’amis? Quel était ton style de vêtements? Comment étais-tu quand tu étais enfant? adolescent? jeune adulte? Qu’est-ce qui t’a vraiment formé, et qui? Quelle était ta vision de l’amour quand tu étais ado? avec quelles attentes? Qu’est-ce que tu crois, qu’est-ce que tu trouves important? Qu’est-ce que tu as voulu transmettre à tes propres enfants? Quelle est la chose la plus courageuse que tu aies jamais faite? Quelle est la chose que tu n’oublieras jamais? Qu’est-ce que tu voudrais que les gens sachent de toi?
Un mot dans la conversation lui avait donné l’envie de vérifier l’année de l’événement qu’il venait d’évoquer alors il est parti en trottinant à pas lents jusqu’à l’autre bout de l’appartement :
– Ma parole ! Qu’est-ce que ça pèse, ces machins-là!
D’une main il se tenait aux meubles et de l’autre il portait un gros album photos. Sur l’étiquette collée au dos on reconnaissait l’écriture de la Tantine, automne 80 – printemps 82.
En 1980, les quatre enfants étaient nés, donc on a vu souffler des bougies sur des gâteaux d’anniversaire, construire des bonshommes de neige, visiter les ours, les serpents, les singes du zoo.
On a vu les vacances en Espagne, la Tantine jeune femme élégante en lunettes noires et sandalettes, toujours un enfant dans les bras ou à la main.
Comme ce qu’il cherchait ne s’y trouvait pas, il a voulu faire d’autres allers et retours sans aucune aide et chaque fois l’Adrienne avait peur qu’il ne tombe.
Il a fini par rapporter le bon album où sur quelques mauvais clichés on pouvait les voir avec un groupe d’amis à une fête qui avait pour thème les Tziganes : la Tantine en robe à volants et à pois, une rose rouge feu à l’oreille, l’oncle avec une fausse moustache tombante et une chemise blanche largement ouverte sur la maigreur de son buste.
– Voilà, dit-il. C’est ça!
Chaque page respirait la joie.
Et lui aussi.
Les vieux albums photos, ce sont des livres du bonheur.
***
Texte écrit après la visite de nouvel an chez mon gentil tonton, veuf depuis un an déjà, avec une bonne vingtaine des mots proposés par Joe Krapov – merci à lui – et quelques libertés envers la consigne 🙂
Sur la photo on voit la Tantine avec ses lunettes noires, ses sandalettes, et un de ses enfants dans les bras. L’oncle est le type maigre qui sourit à côté d’elle, en route avec d’autres touristes pour la visite de Valldemossa. Le gamin qui lit la brochure est leur fils aîné.
Il était le premier sourire du matin quand l’Adrienne allait à l’école et qu’il fumait sur le pas de sa porte.
Il est rare de le rencontrer en rue, il ne sort que pour aller s’approvisionner au petit magasin du coin.
Mais jeudi il était en route de bonne heure quand l’Adrienne l’a croisé.
Il est vrai que depuis plus d’une semaine, il avait un souci: la banque qui s’occupe de ses versements était fermée.
– Il faut tout de même que je paie ma télé et mon électricité! dit-il.
Lui, comme la maman de meilleure amie et même celle (toujours en pleine forme) de l’Adrienne, et tant d’autres, ne se débrouillent pas avec les nouvelles technologies.
Le petit monsieur a besoin d’un guichet avec une vraie personne qui lui fasse sa paperasse.
La mère de l’Adrienne a besoin de sa fille qui est à 850 km. Elle ne comprend pas qu’il faut donner des procurations. Elle pense que sa fille n’a qu’un coup de fil à passer pour tout régler.
– Tu n’as qu’à dire que tu es ma fille! rétorque-t-elle quand l’Adrienne essaie de lui expliquer quelle sorte de formulaire il faut remplir.
– Nous n’avons rien réglé au moment où maman était « encore bien », dit meilleure amie. Alors maintenant on a un tas de démarches et de difficultés. On doit pourtant la vendre, sa maison!
Hé oui, pour payer les soins et la maison de retraite.
Mais quand la maman était « encore bien », elle jugeait inutile le « zorgvolmacht« , une sorte de procuration qui donne la permission à quelqu’un de s’occuper de tes affaires, financières ou autres, le jour où tu n’en es plus capable.
– Et ma femme de ménage! poursuit le petit monsieur, ça fait un mois qu’elle n’est plus venue!
Normalement elle vient tous les quinze jours.
– Et bien, rit l’Adrienne, elle aura d’autant plus de travail, quand elle viendra!
Mais il reste soucieux:
– J’espère qu’elle va venir cette semaine…
Lui aussi aurait besoin que quelqu’un téléphone à sa place…
***
‘zorg’ est le mot qui veut dire ‘soin’, prendre soin, donner des soins, mais aussi ‘souci’
G comme Gaz (non pas le prix mais l’experte qui vous parle a eu besoin de beaucoup cafouiller avant de réussir à mettre en route sa nouvelle petite chaudière)
G comme Gentil (ils ont leur fête ces jours-ci, paraît-il, et ça offre un beau devoir sur table à l’ami Krapov – genre « vous avez trois heures » – parce que paraît-il que les gentils, on profite d’eux)
G comme GR (sentiers de grande randonnée, à cause de l’envie de vous parler de Maurice Cosyn – une image ici)
Bref, ce n’était pas les idées qui manquaient, juste le temps de les réaliser.
Pendant un an, jour pour jour, la ville lui a offert ce local, un de ces petits commerces fermés « pour cause de fermeture », comme disait le père de l’Adrienne.
Chaque jour il y tenait porte ouverte, rencontrait les passants, écoutait leur histoire, leurs rêves, dessinait, peignait.
Certaines de ces rencontres se retrouvent dans la longue fresque qu’il a peinte sur des bandes de papier: la sympathique Myriam, la pétillante Barbara, les amies congolaises de Keta… ‘Fantastic women‘ a-t-il écrit au-dessus de leur petit groupe souriant, et il a bien raison. Elles sont fantastiques.
Il a aussi porté un regard amusé sur notre folklore, celui dont nous sommes si fiers et que nous perpétuons depuis le Moyen Age. Qui a survécu à toutes les invasions et à tous les interdits, survécu aux interdits espagnols de la Contre-Réforme, survécu aux interdits autrichiens du « Keizer Koster« , survécu aux interdits français de la « révolution » et à toutes les guerres.
Nous sommes cette petite ville, la plus pauvre de cette riche Flandre, et la plus décriée.
Mais nous savons que c’est dans le délabrement qu’on apprécie le plus la beauté.
L’Adrienne l’autre jour a failli se faire écraser alors qu’elle était au beau milieu d’un passage zébré.
Écrasée par une ambulance 🙂
Oui, riez. Parions qu’à vous aussi ça rappelle un sketch de Raymond Devos 😉
Presque écrasée et copieusement injuriée par le chauffeur qui a tenu à s’arrêter pour exprimer ses doutes au sujet de ses facultés mentales et visuelles (et c’est là qu’est le rapport avec la canne blanche du monsieur de l’illustration ;-))
L’Adrienne pensait – peut-être à tort – que vu qu’elle était déjà à mi-chemin du passage zébré et que l’ambulance n’avait pas mis sa sirène, elle pouvait finir de traverser.
Madame est allée voir sa « doctoresse » préférée, celle qui est une charmante ancienne élève à qui elle a délégué la responsabilité de veiller à ce qu’elle ne meure pas du même mal que son père.
– Je compte sur toi, lui a-t-elle dit.
Même si évidemment il faudra bien qu’elle meure de quelque chose.
Puis c’est la secrétaire qui s’est occupée d’elle et comme une des questions était « vous prenez des drogues? » Madame n’a pu s’empêcher d’éclater de rire et – vous la connaissez – de s’étonner:
– Est-ce que vraiment vous pensez que les gens vous répondent la vérité, quand vous leur posez ce genre de questions?
***
Bref, le plus beau de l’histoire, c’est que ces questions sont inutiles: la prise de sang révèle tout.