Andreas Pevernage est né à Harelbeke, près de Courtrai, en 1542 – ou peut-être était-ce en 1543, pour cette date on se base sur son âge au moment de son décès, le 30 juillet 1591, à Anvers.
Il est un de ces nombreux polyphonistes flamands qui connaissent du succès partout en Europe pendant la Renaissance et sont souvent employés en Italie, comme Willaert à Venise ou de Rore à Parme.
Mais contrairement aux autres, Andreas Pevernage n’a jamais quitté le pays: il a fait carrière à Bruges, Courtrai et Anvers, obligé de changer de ville chaque fois que les guerres de religion entre protestants et catholiques l’en chassaient.
Rester au pays ne l’a pas empêché de suivre la mode des madrigaux italiens, qu’il a lui aussi mis en musique, comme le madrigal de la vidéo, qui est un poème de Ludovico Ariosto, extrait de son Orlando furioso, chant XXXIII, 63:
Il dolce sonno mi promise pace, ma l’amaro veggiar mi torna in guerra: il dolce sonno è ben stato fallace, ma l’amaro veggiar, ohimè! non erra. Se ’l vero annoia, e il falso sì mi piace, non oda o vegga mai più vero in terra: se ’l dormir mi dà gaudio, e il veggiar guai, possa io dormir senza destarmi mai.
Le doux sommeil me promettait la paix, Mais la vision amère me ramène à la guerre. Le doux sommeil a été bien mensonger, Alors que la vision amère, hélas, ne se trompe pas. Si le vrai m’ennuie et le faux me plaît, Que je n’entende ni ne voie plus jamais la vérité sur terre; Si le sommeil me donne de la joie et la vue des problèmes, (Faites) que je puisse dormir sans plus jamais me réveiller.
(traduction de l’Adrienne)
***
Vous ne connaissiez pas ce Pevernage?
C’est normal, moi non plus 🙂
C’est pour ça aussi qu’on va au concert, n’est-ce pas, pour faire des découvertes.
Aux séances de lecture organisées pour toucher des (non) lecteurs, l’Adrienne est généralement la seule à rigoler.
Prenez mercredi dernier, par exemple, et cette histoire d’une riche dame anglaise en voyage aux Indes britanniques: comme elle a une envie folle de « faire plus fort » que son ennemie intime, elle s’arrange pour qu’un village lui procure un tigre, de préférence vieux, à moitié sourd et aveugle, qu’elle pourra tirer tout à son aise alors qu’il s’approchera d’une chèvre qu’on aura attachée à un pieu.
L’Adrienne donc rigolait en entendant Nadine faire la lecture:
« La seule grande source d’anxiété [des villageois] était qu’il vînt à mourir de vieillesse avant la date prévue pour la partie de chasse de la memsahib. Des mamans qui ramenaient chez elles leurs bébés à travers la jungle chantonnaient plus bas de crainte d’abréger le sommeil réparateur du vénérable voleur de bétail. »
Pourquoi la douzaine d’autres personnes restaient de glace, elle ne le comprenait pas.
– C’est pas mon style, dit l’une.
– C’est exagéré, dit l’autre.
Nadine continue de lire et l’Adrienne de rigoler:
« Une chèvre douée d’un bêlement particulièrement persistant et d’un volume tel qu’on pût raisonnablement s’attendre à ce qu’il fût perceptible par une nuit calme même par un tigre partiellement sourd, avait été attachée à la distance voulue. Munie d’un fusil à lunette bien réglée et d’un paquet de cartes minuscules pour faire des réussites, la chasseresse attendait l’arrivée du gibier. »
Etc.
Vous pouvez juger vous-mêmes si vous le trouvez humoristique, la traduction en français est ici, et l’original en anglais est là.
Les poissons remontent les rivières au moment exact à l’endroit exact d’où ils viennent. Les oiseaux aussi ont cette connaissance innée de l’exactitude du temps et du lieu.
Mais les gens, privés de leur instinct, s’aident de recherches scientifiques. Voilà la clé de cette histoire.
Un soldat devait tirer un coup de canon chaque soir à six heures précises. Ce qu’il faisait comme il sied à un soldat. Quand sa ponctualité a été testée, il a déclaré:
Je me base sur le chronomètre absolument exact dans l’étalage de l’horloger de la ville. Chaque jour à dix-sept heures quarante-cinq, je règle ma montre sur lui et je grimpe la colline où se trouve le canon. A dix-sept heures cinquante-neuf exactement, j’arrive au canon et à dix-huit heures précises je fais feu.
Il s’est avéré que cette manière de tirer était parfaitement exacte. Seul le chronomètre devait encore être inspecté. Donc on a questionné l’horloger de la ville sur l’exactitude de sa montre.
Oh, dit l’horloger, cette montre est l’exactitude même. Imaginez, ça fait des années qu’ici on tire au canon à six heures précises. Et chaque jour je vérifie le chronomètre et il indique toujours exactement six heures.
Voilà pour l’exactitude. Et les poissons remontent les rivières et le ciel résonne du bruissement des ailes d’oiseaux, pendant que
Les chronomètres font tic-tac et les canons des coups de tonnerre.
Miroslav Holub (1923-1998)
Poème traduit par l’Adrienne à partir d’une traduction en néerlandais mais pour ceux qui connaissent le tchèque, la version d’origine se trouve ci-dessous 🙂
Le titre en néerlandais ainsi que celui en tchèque contiennent le lien qui mène à leur source.
Vissen trekken altijd exact daarheen en exact dan, zo hebben ook vogels een ingebouwd exact tijdsbesef en plaatsbesef.
Maar mensen, beroofd van hun instinct, behelpen zich met wetenschappelijk onderzoek. Dat is de kern van dit verhaal.
Een zekere soldaat moest een kanon afvuren elke avond klokslag zes. Dat deed hij zoals ’t een soldaat betaamt. Toen zijn exactheid werd getest, meldde hij:
Ik richt me naar de volstrekt exacte chronometer in de etalage van de klokkenmaker in de stad. Elke dag om zeventien vijfenveertig zet ik mijn horloge ermee gelijk en klim de heuvel op waar het kanon klaarstaat. Om zeventien negenenvijftig exact bereik ik het kanon en om achttien uur exact vuur ik af.
Gebleken is dat deze wijze van afvuren volstrekt exact is. Alleen de chronometer moest nog worden onderzocht. Dus vroeg men de klokkenmaker in de stad naar de exactheid van dat uurwerk.
O, zei de klokkenmaker, dit uurwerk is het allerexactst. Stel u voor, al jaren wordt hier exact om zes uur een kanon afgevuurd. En elke dag kijk ik naar de chronometer en die wijst altijd exact op zes.
Tot zover over exactheid. En vissen trekken door het water en uit de hemel klinkt geruis van vleugels, terwijl
vždycky táhnou přesně tam a přesně tehdy, jakož i ptactvo má vestavenou přesnou časomíru a zeměmíru.
Lidstvo pak,
ochuzeno o pudy, vypomáhá si činností vědeckovýzkumnou. K její podstatě odnáší se tento příběh.
Jistému vojínovi
bylo vypáliti z děla vždy v šest večer přesně. Činil tak, jsa vojínem. Když byla zkoumána jeho přesnost, uvedl:
Řídím se
naprosto přesným chronometrem, který chová ve výkladu hodinář dole ve městě. Každý den v sedmnáct čtyřicet pět nařídím podle něho své hodinky a ubírám se na kopec, kdež dělo stojí pripraveno. Přesně v sedmnáct padesát devět dojdu k dělu a přesně v osmnáct vypálím.
I shledáno,
že tento způsob vypálení jest naprosto přesný. Jen onen chronometr bylo ještě prověřit. I dotázán hodinář, dole ve městě, po přesnosti onoho stroje.
Ó, pravil hodinář,
tento přístroj je z nejlepších vůbec. Představte si, už od let se tu přesně v šest střílí z děla. A já káždého dne pohlédnu na onen chronometr, a on vždy ukazuje přesně šest.
Tolik o přesnosti.
A ve vodách táhnou ryby a z nebes ozývá se šumění křídel, zatímco
Tikají chronometry a hřmí děla.
Pour ceux qui veulent voir ce que g**gl* tr*nsl*t* fait de ce texte tchèque, c’est ici 🙂
Il est décédé cette année à l’âge de 42 ans, le 22-02-2022, de cette maladie qui souvent ne pardonne pas. Il était prof et poète, le journal De Morgen publiait ses vers chaque jour de la semaine.
Le poème ci-dessous fait partie de ses derniers publiés, c’était au mois de janvier, P* n’avait pas encore envahi l’Ukraine. Pourtant le titre est Poetin & co, Poutine et compagnie.
Zo is ’t altijd al gegaan en zo zal het altijd blijven – wat historici beschrijven, wat er in de krant zal staan.
Mannen met een hart van steen en een ruimbemeten ego spelen laconiek Stratego met de wereld om hen heen.
Winnaars, machtig en infaam, die de spelregels verzinnen of omzeilen om te winnen. De verliezer heeft geen naam.
(Stijn De Paepe, Dagvers – « le vers du jour, frais du jour » qui paraissait quotidiennement dans le journal De Morgen – celui-ci a comme titre Poetin & co et a paru le 29 janvier 2022)
Ci-dessous l’Adrienne fait une tentative de traduction:
Il en a toujours été ainsi et ce sera toujours ainsi – ce que les historiens décrivent, ce qu’il y aura dans le journal.
Des hommes au cœur de pierre et à l’égo surdimensionné jouent un Stratégo, laconiques, avec le monde autour d’eux.
Des gagnants, puissants et infâmes, qui inventent les règles ou les contournent pour vaincre. Le perdant n’a pas de nom.
L’organisatrice le présente comme un poème datant de 1915, écrit par une femme dont l’Adrienne n’a pas noté le nom, mais chez Wikisaitout on trouve des choses légèrement différentes concernant date et auteurs.
Et surtout qu’en fait, c’est une chanson.
Ce qui fait qu’on la trouve en mille et une versions, comme celle choisie en illustration, puisque ce ne sont pas les guerres et autres conflits armés qui manquent.
I didn’t raise my boy to be a soldier, I brought him up to be my pride and joy. Who dares to place a musket on his shoulder, To shoot some other mother’s darling boy? Let nations arbitrate their future troubles, It’s time to lay the sword and gun away. There’d be no war today, If mothers all would say, « I didn’t raise my boy to be a soldier. »
Je n’ai pas élevé mon fils pour en faire un soldat, Je l’ai élevé pour qu’il soit ma fierté et ma joie. Qui ose lui mettre un fusil à l’épaule, Pour tirer sur l’enfant chéri d’une autre mère? Laissez aux nations l’arbitrage de leurs problèmes, Il est l’heure de ranger l’épée et le canon. Il n’y aurait pas de guerre aujourd’hui Si partout les mères disaient: « Je n’ai pas élevé mon fils pour en faire un soldat ».
C’était pendant la première année du nouveau millénaire que j’ai eu en mains un livre qui m’a fait comprendre que pendant vingt ans j’avais habité dans la maison d’un ancien SS. Non que je n’aie reçu quelques signes: même le notaire, le jour où nous avions visité la maison ensemble, avait évoqué en passant les habitants précédents; je n’y avais prêté que peu d’attention. Peut-être que je le refoulais, imprégné comme je l’étais depuis des années par les poèmes douloureux de Paul Celan, les témoignages de Primo Levi, les innombrables livres et documentaires qui vous laissent sans voix, par l’impossibilité de toute une génération de décrire l’impensable. Là je voyais mes souvenirs intimes envahis par une réalité que je pouvais à peine m’imaginer, mais que je ne pouvais plus repousser. C’était comme si des spectres surgissaient dans les pièces que j’avais si bien connues; je voulais leur poser des questions mais ils passaient au travers de moi. Rien ne me déplaisait plus qu’écrire sur cette sorte de gens qui se mettaient à hanter ma propre vie.
Stefan Hertmans, De Opgang, De Bezige Bij, 2020, p.7 (incipit) Traduction de l’Adrienne.
Het was in het eerste jaar van het nieuwe millennium dat ik een boek in handen kreeg waaruit ik begreep dat ik twintig jaar in het huis van een voormalige ss-man had gewoond. Niet dat ik geen signalen had gekregen: zelfs de notaris had me, op de dag dat ik het huis met hem bezocht, terloops op de vorige bewoners gewezen; ik had er toen weinig aandacht voor. Misschien verdrong ik het ook, doordrenkt als ik jarenlang was geweest van de pijnlijke gedichten van Paul Celan, de getuigenissen van Primo Levi, de talloze boeken en documentaires die je sprakeloos achterlieten, de onmogelijkheid van een hele generatie om het ondenkbare te beschrijven. Nu zag ik mijn intieme herinneringen doordrongen raken van een werkelijkheid die ik me amper kon voorstellen, maar die ik ook niet meer kon wegduwen. Het was alsof er schimmen opdoemden in de kamers die ik zo goed had gekend; ik wilde ze vragen stellen, maar ze liepen dwars door me heen. Niets stond me zozeer tegen dan schrijven over het soort mens dat nu als een spook door mijn eigen leven begon te banjeren.
Stefan Hertmans, De Opgang, De Bezige Bij, 2020, p.7 (incipit)
Lire les premières pages en néerlandais ici – a paru chez Gallimard sous le titre Une Ascension dans une traduction d’Isabelle Rosselin, info ici et lecture des premières pages en français d’Isabelle ici 🙂
Un œuf! s’exclame-t-elle en voyant la proposition de Walrus pour le Défi du samedi 732, et tout de suite elle se dit que peut-être ça lui ferait du bien de peler un petit œuf (een eitje pellen) avec ceux ou celles qui lui ont fait de la peine mais étant donné qu’elle est (et qu’elle a toujours été) un œuf mollet (een zachtgekookt ei) elle continuera de faire comme si tout était gâteau et œuf (alles is koek en ei), il lui est impossible de jeter des œufs (met eieren gooien) et quand elle est sur un œuf (met een ei zitten) elle ne réussit jamais à s’en débarrasser (zijn ei niet kwijt kunnen).
Si on est né pendant un bombardement, on se doit de mourir dans des conditions également spectaculaires: ça ne peut pas se produire sans aucune classe. Liliya croyait fermement en la force de la volonté: si elle jugeait le moment opportun de tomber raide morte, elle tomberait raide morte. Et c’était sa volonté. Elle en avait assez de tout. […] Il était temps d’achever ce qui avait commencé septante et un an plus tôt, dans une cave entre les tomates, les chapelets de saucisses, les disques de Puccini et quelques perles rares de la peinture. Liliya Dimova: elle avait appris à marcher à quatre pattes sous le fascisme, à se tenir debout sous le communisme, à claudiquer avec style sous un régime élu démocratiquement qui ne faisait rien de bon. Est-ce que ça suffisait comme résumé? Pour elle, oui.
Pour son dernier jour, elle avait comme d’habitude regardé les nouvelles à la télé. Ainsi elle pourrait s’amuser une dernière fois à injurier tout et tout le monde. Les Bulgares ne fuyaient plus leur pays, en tout cas plus pour des raisons idéologiques, non, maintenant c’étaient d’autres qui souhaitaient arriver jusqu’en Bulgarie […] de pauvres diables syriens, en fuite pour une sale – évidemment, sale – guerre. Et que faisait la Bulgarie? Elle hurlait qu’il lui fallait un mur, pour que la meute de misérables avec toutes ses maladies contagieuses et ses lamentations puisse être tenue à l’écart. Rions!
A Paris, un héros de la liberté d’expression était porté en terre, après avoir été assassiné par des fanatiques qui n’avaient pas apprécié ses dessins islamophobes. Et quelle musique entendait-on lors de cette cérémonie pour le héros de la liberté d’expression? L’hymne communiste: l’Internationale! Rions!
Il y avait toujours de quoi rigoler sur cette terre; l’histoire était une maison de fous que Liliya voulait quitter le jour même. Elle nota la recette de ses éclairs, son dernier secret, en guise d’héritage, et la posa en un endroit bien visible de la maison. Puis elle s’allongea sur son lit, avec un grand sourire, le cul pour une fois non lavé tourné vers Moscou.
On la coucherait sous une tombe que les descendants du pigeon Youri Gagarine conchieraient, jusqu’à aujourd’hui il y en a encore beaucoup pour animer le ciel de Sofia.
Dimitri Verhulst, Het leven gezien van beneden (La vie vue d’en bas), Atlas Contact, 2016, pages 156-158, dernier chapitre, « 2015 » (traduction de l’Adrienne)
Merci à Walrus pour cette photo au Défi du samedi 729, il faut juste imaginer un pigeon au lieu de la mouette 🙂
« Depuis qu’il avait compris que ces bestioles avaient des compétences expertes pour chier sur les statues, Anton avait commencé à élever des pigeons. Il les appelait amoureusement ses « chionautes » et en ces temps de disette (1) se privait avec plaisir de nourriture pour que ses forces aériennes ne manquent pas de graines. Liliya ne comprenait pas bien d’où lui venait ce subit fanatisme. Ils venaient juste d’emménager dans un bloc déprimant du quartier de Zaimov, envoyés là précisément parce qu’il était déprimant. Et bien sûr aussi parce que le contrôle social y était gigantesque. Une paire de fois par jour, dans l’ascenseur, vous faisiez la causette avec votre propre délateur. De plus, on soupçonnait fortement que ces appartements érigés à la hâte avaient été pourvus dès le départ de tous les systèmes d’écoute, les services de sécurité ne devaient même plus forcer la serrure pour cacher des micros derrière le papier peint. Sous le communisme, le « clé sur porte » était véritablement du clé sur porte.
Liliya supposait qu’avec cet absurde élevage de volatiles, Anton combattait la nostalgie d’un jardin. Sur son triste petit balcon, malgré ses deux mains gauches, il bricola un pigeonnier qui surpassait largement la plupart des immeubles de Sofia en ce qui concernait la solidité et d’autres normes de construction; il dévorait tout ce qui s’était publié sur les pigeons et oubliait même de se saouler quand il entraînait son armada ailée.
Il lui fallait dix-neuf pigeons et il tenait à ce nombre. Dix-neuf pigeons auxquels il donna un premier entraînement militaire. Au départ, le principal objectif était de les faire revenir à leur base. De ces dix-neuf pupilles, il en a ensuite sélectionné six, les Six d’Anton, l’élite, pour une formation avancée de chionaute. Les treize pigeons déclassés ont eu le cou tordu et ont été offerts à la voisine du dessous, en compensation de son étendoir à linge régulièrement sali.
Sur ce balcon il y avait aussi une statuette (Madone-qui-louche, avec Enfant, héritage de sa belle-famille, 18e siècle) et les oiseaux qui déposaient un gros caca sur elle recevaient une double portion de nourriture. Au fil du temps, seuls ceux qui chiaient sur la statuette recevaient à manger, le reste pouvait crever. Le pigeon sorti gagnant de cette rude sélection fut baptisé Youri Gagarine, un superpigeon, fort physiquement et mentalement, modeste, exigeant avec lui-même et avec les autres, se distinguant par son acuité d’observation dans chaque nouvel environnement, possédant une mémoire infaillible, des réactions vives; un animal en bonne santé, au transit intestinal souple et efficace (2). C’est avec celui-là qu’il allait faire de l’élevage.
Bien entendu, avec cette nouvelle folie, Anton s’était fait repérer par la sécurité nationale. Le pigeon, ce moyen de communication de l’espion, datait mais était toujours efficace! Les Allemands le savaient déjà pendant la Première guerre mondiale: économiser les balles si possible, mais jamais pour un pigeon! Beaucoup de gens sont morts pendant cette guerre, ce qui en était plus ou moins le but, mais des races entières de pigeons ont aussi été exterminées. Tout comme pendant la brève époque de sa carrière théâtrale (3), la maison fut mise sens dessus dessous par des agents à la recherche de matériel compromettant, à la grande joie de Liliya qui put ainsi récupérer des lunettes perdues. Mais ils en ont vite eu assez de retourner des chaussettes sales et se sont rendu compte que la passion colombophile d’Anton était parfaitement innocente. Ce n’était rien de plus qu’une occupation permettant à ce pauvre type d’oublier pendant quelques heures par jour sa misérable vie et son cancer.
Le douze avril, jour symbolique pour l’astronautique (4), le pigeon Youri Gagarine fut lâché dans le centre de Sofia pour un vol de 108 minutes au-dessus de toutes les statues que le leader bulgare Todor Jivkov avait fait ériger à sa propre gloire. Un buste fut conchié sur le nez. Le Monument pour la Paix reçut une salve, Karl Marx un gros caca sur la barbe. Et le Lénine du boulevard Todor Alexandrov (coordonnées 42° 41′ 52.0434″N – 23° 19′ 17.2884″E) atteint en plein dans le mille, sur son crâne chauve, par un caca coulant qui lui fit comme une perruque. Un chef-d’œuvre! »
Dimitri Verhulst, Het leven gezien van beneden (La vie vue d’en bas), Atlas Contact, 2016, pages 120-124 (traduction de l’Adrienne)
(1) on est en Bulgarie en 1979 (les notes sont de la traductrice 😉 )
(2) Dans son énumération des qualités du pigeon, Dimitri Verhulst s’amuse à parodier ce qui avait été écrit à l’époque sur Gagarine, comme on peut le lire ici: « Modeste ; […] mémoire fantastique ; se distingue de ses collègues par sa perception aiguë de l’environnement y compris à longue distance ; […] réactions rapides ; persévérant ; […] une extraordinaire capacité de concentration et […] très exigeant vis-à-vis de lui-même et des autres. »
(3) Anton, tout jeune auteur de théâtre en 1963, est arrêté dès la première représentation de sa pièce et interdit de poursuivre dans cette voie.
(4) date du lancement de la fusée avec le cosmonaute Youri Gagarine, en 1961.
Comme le suggérait Mo dans son commentaire sous le billet du 7 août, continuons.
« Étant donné qu’à cet âge-là Cholokhov avait adopté la mode de bien cacher sa pomme d’Adam sous un col roulé stylé ou une chemise dûment boutonnée, les battements surexcités de son cœur devaient être intenables dans sa gorge compressée quand il monta les marches de l’hôtel de ville avec solennité, comme il sied à un lauréat du prix Lénine, sied à un lauréat du prix Staline, sied à un prix Nobel. Il valait donc mieux qu’il garde le bouton de col bien fermé quand en haut des marches il serra la main du bourgmestre local, Hjalmar Leo Mehr, en réalié Meyerovitch, radical socialiste et fils de juifs russes révolutionnaires. On était entre camarades. Il est possible que Cholokhov ait aussi reconnu Olov Palme parmi les invités, un gars de gauche depuis que de ses propres yeux parfois gris, pendant des vacances en Amérique, il avait vu les différences entre pauvres et riches, ministre suédois des Transports et de la Communication à l’époque de cette remise du Nobel mais loin d’être aussi célèbre que vingt et un an plus tard grâce à une seule balle dans le dos tirée par un meurtrier parfait. Bref, du grand monde, des gens importants. Des membres du puissant clan d’éditeurs Bonnier, par exemple : leur réseau laissait des traces jusque dans les fumoirs du palais. Le roi lui-même n’aurait pas voulu rater ce banquet. Gustave VI, commensal soporifique, mauvais au billard, botaniste amateur avec une légère prédilection pour le monde merveilleux du rhododendron, mais d’après les rumeurs un grand amateur de livres, avec une bibliothèque gigantesque dont le dépoussiérage offrait quelques journées plaisantes chaque année au personnel de sa cour. Tous étaient là pour lever le verre au grand Mikhaïl Cholokhov. Et bien sûr aussi pour être parmi les privilégiés qui entendraient son discours et l’applaudiraient longuement.
Pour atteindre la salle du banquet, Cholokhov et ses admirateurs devaient d’abord traverser la galerie des Princes, que le prince Eugène avait cru devoir orner de fresques de sa main, considérant bêtement tout comme Néron qu’une position sociale élevée produisait automatiquement des talents artistiques. Mais au plus profond de son âme obscure, Cholokhov avait une sympathie immense pour l’artiste de troisième zone, pour des raisons qu’il ne pouvait pas montrer, et certainement pas le jour où on lui décernait le Nobel.
Ensuite l’assemblée fut dirigée vers la Salle Dorée. Plus de pompe que de splendeur. Une boîte de pierre ornée de mosaïques d’or, plus de dix-huit mille, selon un historien de l’art qui s’était donné la peine de les compter. La représentation d’une blonde anorexique sur un des murs devait symboliser Stockholm, au centre de la planète, non, au centre de l’univers entier ! La plupart des dessins d’enfants surpassaient qualitativement cette vomissure picturale. Mais une fois de plus Cholokhov devait ressentir une chaude relation fraternelle avec son auteur.
Du plafond de cette caverne à paillettes descendraient bientôt les plats de manière théâtrale, directement de la cuisine. Des nez exercés étaient peut-être capables de reconstituer le menu à l’odeur : une roulade de soles pochées, du poulet farci servi avec une vinaigrette d’asperges et une sauce madère au foie gras, de l’ananas à la macédoine, avec de la liqueur, bien entendu, et des petits fours. Ensuite du café, et par manque d’inspiration une liqueur Marie Brizard et un cognac Courvoisier. Le cœur de cosaque de l’auteur fêté aurait battu plus joyeusement si par magie on avait fait apparaître un cruchon de vodka mais les rumeurs sur son alcoolisme sauvage dès qu’il y avait de la vodka sur la table étaient sûrement sorties depuis longtemps des limites du village de Kroujlinine ; elles s’étaient même fait un chemin au travers du mur de Berlin et le comité du Nobel redoutait probablement qu’un discours soit lu par une langue triplement fourchue.
Le dîner lui-même avait lieu à côté, dans la Salle Bleue, bien qu’elle ait la couleur du rouge désespérant de ses briques. Les sept cents invités cherchèrent bruyamment la place qui leur avait été désignée à table par une logique inconnue et cachèrent le cas échéant leur déception d’être à côté d’un convive de moindre prestige. Les premières bouteilles de Château du Basque 1959, une année exceptionnelle, comme le savent les épicuriens, se décantaient en cuisine en attendant le poulet. Un défilé de serveurs raides, aux visages pitoyables qui imploraient de recevoir un rayon de soleil et une dose de vitamine D, apportaient les coupes de champagne (Pommery & Greno Brut) et il était très pénible pour les invités de ne pas pouvoir déjà y tremper les lèvres, subrepticement. Mais avant de lever le verre de bulles, il fallait que Cholokhov débite son speech.
Il s’avança. Le grésillement du micro lui offrit l’attention internationale qu’il quémandait depuis des années. Il extirpa le discours de la poche de sa veste. Le lissa. Il crachota pour libérer ses cordes vocales. Et bien que ce ne soit qu’une modeste et théâtrale petite toux de fumeur, on y distinguait déjà la fatalité. Ce membre fêté du Comité Central du Parti communiste avait tout l’air, en effet, de ne pas pouvoir échapper indéfiniment à la mort et mourrait , pesant à peine quarante kilos tout habillé, d’un cancer plus affreux que le goulag, non, ce n’est pas vrai, presque aussi affreux que le goulag, en l’an orwellien 1984. Mais soit, c’étaient des soucis pour plus tard. Ce jour-là était le jour, entièrement sien, où on ne penserait qu’à son immortalité. »
Dimitri Verhulst, Het leven gezien van beneden (La vie vue d’en bas), Atlas Contact, 2016, pages 9-14 (traduction de l’Adrienne)
Le livre n’a pas encore été traduit en français, on peut lire ici ces mêmes pages en néerlandais.
A lire cet extrait on devine aisément que ce n’est pas non plus demain qu’il sera traduit en suédois… ni en russe 😉