Il y avait dans leur chambre quatre lits blancs, mais une seule fenêtre.
– Dis-nous, Karl, dis-nous ce que tu vois par la fenêtre…
Ainsi commence La Fenêtre, une nouvelle de Maurice Pons (à lire ici) que malheureusement l’Adrienne avait déjà lue et par conséquent reconnue dès les deux premières lignes.
Mais bien sûr, dans la maison de quartier on est là aussi pour parler, échanger, rencontrer.
Depuis que la nouvelle saison de rencontres « lire ensemble » a commencé, il y a dans le petit groupe un homme au regard triste. La quarantaine. Les cheveux châtains en brosse. Les yeux très clairs.
Après la lecture d’une nouvelle – entrecoupée de pauses pour permettre à chacun d’exprimer ce qu’il a compris, ce qu’il en pense, ce que ça lui évoque – après cette lecture-là suit celle d’un poème.
Dès la première fois, Alexander a déclaré que la poésie, ce n’était pas son truc. On l’a rassuré: c’est son droit 🙂
Puis, mercredi dernier, c’était ce poème de Charles Bukowski, dont voici la version originale (avec traduction ‘simultanée’ de l’Adrienne):
there’s a bluebird in my heart that
il y a un merlebleu dans mon cœur qui
wants to get out
veut en sortir
but I’m too tough for him,
mais je suis trop fort pour lui,
I say, stay in there, I’m not going
je dis, reste là, je ne vais
to let anybody see
permettre à personne
you.
de te voir.
there’s a bluebird in my heart that
il y a un merlebleu dans mon cœur
wants to get out
qui veut en sortir
but I pour whiskey on him and inhale
mais je lui verse du whisky et j’aspire
cigarette smoke
la fumée de cigarettes
and the whores and the bartenders
et les putes et les barmen
and the grocery clerks
et les employés de magasin
never know that
ne savent jamais
he’s
qu’il est
in there.
là-dedans.
there’s a bluebird in my heart that
il y a un merlebleu dans mon cœur
wants to get out
qui veut en sortir
but I’m too tough for him,
mais je suis trop fort pour lui,
I say,
je dis,
stay down, do you want to mess
reste là, tu veux
me up?
m’embrouiller?
you want to screw up the
tu veux tout foutre
works?
en l’air?
you want to blow my book sales in
tu veux bousiller mes ventes de livres
Europe?
en Europe?
there’s a bluebird in my heart that
il y a un merlebleu dans mon cœur
wants to get out
qui veut en sortir
but I’m too clever, I only let him out
mais je suis trop malin, je ne le laisse aller
at night sometimes
que parfois la nuit
when everybody’s asleep.
quand tout le monde dort.
I say, I know that you’re there,
je dis, je sais que tu es là,
so don’t be
alors ne sois pas
sad.
triste
then I put him back,
puis je le remets à sa place,
but he’s singing a little
mais il chante un peu
in there, I haven’t quite let him
là-dedans, je ne l’ai pas tout à fait laissé
die
mourir
and we sleep together like
et nous dormons ensemble comme
that
ça
with our
avec notre
secret pact
pacte secret
and it’s nice enough to
et c’est assez beau pour
make a man
faire pleurer
weep, but I don’t
un homme, mais moi
weep, do
je ne pleure pas, et
you?
vous?
Mercredi dernier, il a suffi de ce poème pour qu’Alexander sorte un peu de sa carapace. Complètement ému.
Il l’avait parfaitement compris du premier coup, mieux que les deux ou trois autochtones du groupe, et cette sorte de lutte du bien et du mal, dans le cœur de l’homme, lui a fait dire en conclusion de la conversation:
– Je suis Russe et j’en ai honte. J’ai quitté la Russie à 22 ans. J’y suis né mais je ne veux plus jamais y mettre les pieds. Je ne veux plus être Russe.
Une pensée pour Alexander et merci à vous car beaucoup de Russes souffrent aussi pour le moment et parfois, on l’oublie.
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C’était une vraie souffrance.
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Quelle force dans votre article ! Merci pour ce témoignage. Je pense à cet homme, aux poètes aussi, à ceux qui souffrent et qui se battent pour l’Humanité tout entière ; parce que c’est bien de cela qu’il s’agit.
BONHEUR DU JOUR (http://bonheurdujour.blogspirit.com)
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Oui, garder son humanité (et son empathie)
Merci à vous et bonne journée.
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Dans une guerre il y a de la souffrance des deux côtés
En 2022 on ne devrait pas faire la guerre pour un bout de terre
Ce témoignage est puissant
J’ai une pensée pour cet homme
Bonne journée Adrienne
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merci pour lui, bonne journée!
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Difficile pour Alexander cette situation, il doit se sentir mal ! On pense à tous ces russes.
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oui c’est une vraie souffrance, et c’est la première fois qu’il en parlait.
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C’est finalement plus répandu qu’on y pense, nous qui avons eu la chance de naître dans des pays pas toujours exemplaires mais qui n’ont pas (encore ?) atteint de telles extrémités.
Nous avons connu ailleurs des gens qui ne voulaient plus être comme ils étaient nés, ils avaient honte.
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Il fait bien de ne pas y retourner : avec ces propos-là il est bon pour quinze ans de goulag !
Mais sommes-nous responsables du fait que le monde soit aussi peuplé de plus de douze salopards.
Après tout, au départ, on a juste vu de la lumière est on est sorti. Même pas de notre plein gré, poussé dehors par Maman ! Le premier exil ! 😉
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Il manque un point d’interrogation après « salopards ». Merci de le rétablir afin de m’éviter à moi aussi quinze ans d’emprisonnement ! 😉
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ne t’inquiète pas, on a compris 🙂
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J’ai beaucoup aimé ce poème que je ne connaissais pas. Merci de la découverte!
Ce poème est très fort et ton article aussi.
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c’est un poème de fin de vie et on y voit percer quelque regret -)
merci à toi!
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Un poème poignant et la honte de cet homme l’est aussi. Mon amie russe souffre silencieusement de cette guerre que les Russes ne peuvent appeler par son nom ni critiquer d’aucune manière.
(C’est si beau un merlebleu !)
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oui, c’était poignant de voir cette détresse.
en néerlandais le traducteur avait choisi « lijster » (grive) parce que bien sûr par chez nous, le merlebleu est totalement inconnu
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Diantre, quelle mémoire tu as… dans la mienne tout s’éparpille 😉
Un poème qui, effectivement, ne peut que troubler tout un chacun, quelque soit le problème qu’il ait…
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apparemment, oui, jusque-là il nous avait soigneusement « caché » ses origines
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D’accord avec mon neveu Joe car, comme le chante l’autre là (Leforestier)
« Être né quelque part, pour celui qui est né
C’est toujours un hasard »
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hé oui, et pourtant… que de bêtises ne dit-on pas sur les racines et toutes ces sortes de choses 😉
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« Our secret pact … » Ne le concluons-nous pas tous, ce pacte secret, dès notre arrivée ? Mais nous avons toute la vie pour l’amender, lui rester fidèles ou le trahir peu ou prou. Toute la vie pour nous faire à l’idée d’être nés …
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et jouer notre petit rôle, pour ne pas être trop mécontents de nous, le soir venu 🙂
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