B comme Bruxelles bruxellait

– Samedi, annonce le père, on va à Bruxelles.

La nouvelle est toujours saluée par des cris de joie. Principalement parce que ce genre de sortie n’a lieu que deux fois par an. Parfois trois.

Bien sûr, la route n’est jamais directe. En chemin, le père en profite pour encore voir un client. Ou deux. Celui qui a besoin de fil spécial en nylon mousse pour son usine-à-chaussettes. Il en offre chaque année quelques paires pour les enfants. Inusables, parce que ce nylon mousse est de très bonne qualité. Mais ni chaudes en hiver, ni fraîches en été. La mère dit qu’avec un nom pareil, il est sûrement juif et que les juifs savent faire des affaires. Le père ne dit rien.

Il passe souvent chez celui que la petite confond avec le général Dourakine, parce qu’il porte presque le même nom. Le père dit que c’est un Russe blanc alors la petite se demande s’il existe des Russes noirs. Il a toujours besoin de Lurex pour le bobiner avec d’autres matières dont il fait des tricots pour dames. De beaux tricots très fins, très colorés et très brillants. La mère en a un qu’elle met le dimanche. Il a un décolleté rond et des manches trois quarts. Mais il ne brille pas dans le noir, comme sa statuette de la vierge Marie. La petite a fait le test.

Ces haltes rallongent le voyage et font découvrir des quartiers dont les enfants ont du mal à s’imaginer que c’est « ça », Bruxelles. Il n’y a que des maisons, des usines, des ateliers. Elle admire comment le père retrouve toujours son chemin dans ces dédales. Et comment sans carte, sans panneaux, sans jamais demander la route, on finit par arriver dans des endroits qu’elle reconnaît, les Brigittines, par exemple, ou le boulevard de l’Empereur.

A partir de là, elle connaît la route. Elle s’y est appliquée comme le petit Poucet, dès la première fois. Entre la voiture garée là et la Grand-Place, elle a ses petits cailloux, ses repères visuels. Alors elle marche devant. Elle reconnaît Gabrielle Petit, le magasin du bandagiste, la rue des Chapeliers, l’hôtel Amigo.

 

GabriellePetit.JPG

http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gabrielle_Petit_memorial_-_IMG_3703.JPG

La famille prend toujours le temps d’admirer la Grand-Place. La mère ne manque jamais de dire que c’est la plus belle au monde et la petite croit tout ce que la mère dit. D’ailleurs, le monde entier est là: on y entend des tas de langues inconnues et mystérieuses. C’est là que la petite a vu ses premières Indiennes en beaux saris de soie et ses premiers Japonais.

La destination finale, c’est la rue Neuve. En passant devant la Monnaie, les enfants reçoivent un rappel du cours d’histoire: 1830, Muette de Portici, « Amour sacré de la patrie », révolution, indépendance. Mais jamais un détour jusqu’à la place des Martyrs, toute proche, n’est envisagé. Pas le temps. Il est déjà l’heure de manger et l’Innovation attend.

Pousser un plateau le long des comptoirs du self-service et avoir l’illusion de choisir librement ce qu’on va manger. Parce qu’on finit par choisir le plat du jour. C’est moins cher. Sauf pour le petit frère, qui veut un oeuf à la russe ou un autre plat froid avec beaucoup de mayonnaise. Et des frites, bien sûr.

Ni dessert, ni café, pas le temps. Descendre aux étages inférieurs où, selon la saison, on s’attardera devant les jouets (juste pour se tenir au courant sans rien acheter, les jouets, c’est saint Nicolas qui les apporte) ou devant les fournitures scolaires. La petite pourrait passer des heures à admirer les beaux cahiers, le coeur battant. C’est là que généralement elle perd sa famille et se fait très fort gronder.

En milieu d’après-midi, les enfants meurent de soif. C’est que la cuisine de l’Innovation est beaucoup plus salée qu’à la maison et tous les étages chauds, étouffants. C’est avec des airs de martyrs qu’ils demandent à boire parce qu’ils savent ce que le père va répondre:

– Vous boirez à la maison.

 ***

merci à Zosio qui m’a rappelé ces souvenirs en racontant les siens

Bisou

 

 

17 commentaires sur « B comme Bruxelles bruxellait »

  1. Pourtant avec un pull qui aurait brillé dans le noir, tu aurais pu voir venir ta mère, c’eût été chouette ! 😀
    ( J’hésite sur l’accent circonflexe, et puis sur la concordance des temps. En vrai, je me demande si ce que j’ai écrit est bien français ). 😉

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  2. Dans mon jeune âge, j’ai souvent garé ma voiture aux environs de la place Saint-Jean (si, si, c’était encore possible à l’époque et même sur la Grand-place), mais je ne me suis jamais inquiété de savoir qui était cette môme vert de gris qui ne prenait même pas la peine de me jeter un regard 🙂

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  3. Te lisant, je pensais effectivement aussi à nos « sorties » à Bruxelles, mais comme papa travaillait « aux chemins de fer », nous faisions la route en train ! Descente gare du Nord, et direction… la rue Neuve !!!! L’Innovation bien sûr, et les photos avec le grand Saint Nicolas qui traînent encore dans les albums…
    Et l’incendie, le drame écouté en direct à la radio, le grand stress de maman, son magasin parti en fumée emportant tant de vies, cela aurait pu être nous…
    Ces souvenirs sont assez typiques de notre enfance à toutes les deux, comme sans doute à toute notre génération, ça fait du bien de les évoquer, comme un petit bonbon acidulé à sucer. A propos, nous c’était la gaufre sucrée chaude notre encas pour la route, l’odeur de sa cuisson à même la rue tellement attirante…
    Il m’arrive encore de céder à l’envie quand je sens cette odeur n’importe où, ailleurs.
    Bons souvenirs odorants…
    Bonne journée Adrienne !

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  4. Les Brigittines sont une chapelle (d’un ancien ordre religieux, il y en avait près d’une quarantaine, à Bruxelles, au XVIIème siècle).
    J’aime beaucoup ton texte, plein d’atmosphère… Nous n’allions jamais à l’Innovation parce que mes parents fréquentaient une coopérative d’achat, l »Union Economique, où l’on trouvait de tout (même du charbon et de l’alimentaire).
    J’adore ces questionnements intérieurs d’enfant (le russe Blanc) ou blanc, tiens, j’ai vu le nouveau directeur de la Monnaie à la télé, lors de la déclamation des prix (façon de parler) du concours Reine Elisabeth…

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  5. J’ai enseigné deux ans à Trazegnies à la fin des années 80. Certains de mes élèves (section professionnelle) âgées de 18 ans n’étaient jamais allées à Bruxelles. Pour elles, la ville, c’était Charleroi.

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  6. C’est toujours très touchant, la façon que tu as de raconter les souvenirs. On imagine très bien la petite, curieuse de tout et mourant de soif à la fin de la journée !
    Et surtout, tes récits font toujours ressurgir mes propres sensations et souvenirs !

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  7. tu as le bon accent, Berthoise 😉
    (tu aurais également pu remplacer l’autre conditionnel passé par un subjonctif plus-que-parfait ;-))
    quand je vois une statue faut toujours que j’aille y mettre le nez pour savoir qui c’est, Walrus 😉
    nous n’avons jamais acheté de gaufre, Zosio 😉
    oui Brigou, comme dit Pivoine, c’est une jolie petite église dont je te mettrai la photo si j’y retourne un jour 🙂
    il n’est déjà plus si nouveau, Pivoine 😉
    (le temps passe, le temps passe, hélas non c’est nous qui passons etc)
    ça ne m’étonne pas, Mme Chapeau, je constate que les gens de « par chez moi », et mes élèves, connaissent très mal Bruxelles, et ont des préjugés… Ils aiment Gand, par contre, et Anvers.
    merci Loulou, ça me fait plaisir que tu me dises ça 🙂
    merci et bonne soirée à tous!

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  8. Je suis née à Trazegnies, et quand j’étais petite fille, nous venions à Bruxelles pour y voir les illuminations au moment des fêtes de fin d’année, maintenant que cela fait presque 50 ans que j’y habite, je ne vais même plus les voir, cela n’a plus la même magie. J’ai aussi enseigné un an en primaire dans les années 60, j’avais surtout des enfants de mineur, et je suis sûre qu’il y en avait aussi qui ne connaissait pas Bruxelles. Et la ville au mes parents faisaient les courses exeptionelles était aussi Charleroi.

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  9. Je suis née à Trazegnies, et quand j’étais petite fille, nous venions à Bruxelles pour y voir les illuminations au moment des fêtes de fin d’année, maintenant que cela fait presque 50 ans que j’y habite, je ne vais même plus les voir, cela n’a plus la même magie. J’ai aussi enseigné un an en primaire dans les années 60, j’avais surtout des enfants de mineur, et je suis sûre qu’il y en avait aussi qui ne connaissait pas Bruxelles. Et la ville au mes parents faisaient les courses exeptionelles était aussi Charleroi.

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  10. J avais 14 ans la première fois que je suis allé à Paris, mes parents n y allaient jamais, avec leur voiture ils s y seraient perdu. Nous allions au moins tous les mois à Troyes qui était à 7 km. Les bistrots et les magasins j ai aussi connu, on recevait un coca pour 2 enfants.C était ma Mère qui partageait la bouteille.On mangeait au restaurant quand on allait en Wallonie chez les grands parents. La première fois que j ai logé a l hôtel j avais 10 ans c était lors d un voyage scolaire en Suisse.
    Bonne soirée Adrienne
    Latil

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