Omar est heureux, très heureux, et il n’a pas peur de le dire, « ik ben super blij!« , alors bien sûr Madame aussi est heureuse et applaudit à grands cris, comme il se doit, même si elle n’est pas le cercle de famille.
– ça va faire deux ans que je suis marié, rappelle-t-il à Madame, qui n’a pas la mémoire des chiffres, et on attend notre premier bébé.
« ik ben super blij!«
Alors pendant un moment on est franchement heureux.
Pendant un moment on oublie le sombre avenir et le sombre présent.
Madame avait bien fait d’entrer dans la pharmacie à ce moment précis, il y avait pas moins de deux anciennes élèves dans la file d’attente, en plus des deux derrière le comptoir 🙂
Malgré sa coupe au carré post-corona et ses milliers de rides en plus depuis toutes ces années qu’elles ne s’étaient plus vues, Tiffany l’a reconnue tout de suite:
– Je pensais justement à vous, hier! s’exclame-t-elle.
Madame fait semblant de la croire:
– Que du bien, j’espère!
Tiffany était une des deux élèves que Madame n’a pas réussi à convaincre de poursuivre des études au-delà de leurs 18 ans.
Des bisbilles familiales, un petit ami plus âgé déjà au travail, un job d’étudiante qui allait se transformer en « vrai job », l’envie de s’installer dans une vie de couple, bref Madame était perdante.
Elles étaient restées en contact les premières années, Tiffany a rapidement eu deux petites filles et ces derniers temps il était arrivé à Madame de se demander comment elle allait et comment ça avait évolué.
Bien, apparemment.
L’an prochain son aînée commence les cours de FLE: elle entre en troisième primaire 🙂
Si souvent Madame entend de la part de ses anciens élèves une sorte d’excuses: ils semblent croire qu’ils n’ont pas donné pleinement satisfaction.
Ce en quoi ils se trompent, évidemment, chacun fait ce qu’il peut et comme il peut, avec le talent qu’il a, la motivation qu’il a.
Et il est rare qu’à seize ou dix-sept ans on soit conscient que peut-être le français un jour sera utile professionnellement.
Plus généralement, il rebute par sa complexité et son « étrangeté » – au sens premier du terme: où en entendent-ils encore, en dehors de l’école?
Nulle part.
Ainsi, comme souvent, cette rencontre débute par des excuses: Ineke croit que Madame a gardé un meilleur souvenir de sa sœur, plus douée en langues, ou de son mari, plus assidu, plus consciencieux et surtout plus facile à vivre!
C’est vrai que son mari est un chou 🙂 Par bonheur pour lui, elle en est consciente: « C’est bien pour ça que je l’ai épousé », rit-elle.
Aujourd’hui elle est institutrice dans une petite ville de Flandre Occidentale, proche de la frontière linguistique: « J’ai besoin de mon français tous les jours », dit-elle, « et je reçois souvent des compliments sur sa qualité ».
Des parents wallons envoient leurs enfants dans la Flandre d’à côté pour qu’ils soient bons bilingues. Ineke et son mari ont pris le même genre de décision pour leurs trois petits garçons: néerlandais à la maison puis « jetés dans le bain de langues » en français dès qu’ils ont deux ans et demi.
« Comme ça », dit-elle, « ce sera plus facile pour eux ».
Abdel et son ami Omar remontaient la rue quand Madame la descendait. On était vendredi, Abdel était en djellaba.
Son père ne plaisante donc toujours pas sur les prescriptions religieuses, qu’il invente même au besoin.
A l’époque où le gamin trouvait à peine le temps d’étudier ses leçons et de faire ses devoirs, parce que son père l’obligeait à gagner les sous nécessaires à sa scolarité, il devait en plus passer son temps à apprendre par cœur le livre sacré.
Sinon c’étaient des coups de ceinture sur le dos, là où ça fait mal mais ça ne se voit pas.
Bref, en l’apercevant ils s’arrêtent pour une causette, tout sourire, comme d’habitude.
– Alors, leur dit Madame – qui ne peut s’empêcher de poser tôt ou tard ce genre de question – vous y êtes? Vous êtes en dernière année? – Ah! non, avant-dernière!
Pourtant, pour une fois, Madame était sûre d’avoir compté juste.
– Je vois, dit-elle, vous faites ça à l’aise!
Ils rigolent:
– Oui, à l’aise, exactement!
La vérité, bien sûr, se trouve ailleurs.
Complètement ailleurs.
Il y a des contextes qui ne sont vraiment pas propices aux études supérieures… Mais on n’en parle pas. Ils savent que Madame sait.
Samedi dernier a vraiment été un jour faste pour les rencontres et Madame avait la banane d’ici jusque là en rentrant chez elle 😉
Elle a vu I*** enfin heureuse maman, venue avec son bambin même pas en âge d’école pour déposer une lettre à saint Nicolas dans la boîte prévue à cet effet devant l’hôtel de ville.
C’est surtout la maman qui irradiait de bonheur 😉
Elle a vu Kim, toujours aussi casse-cou malgré la responsabilité de trois enfants. Elle dévalait l’avenue sur une trottinette électrique…
Elle a vu Kimberly, juste à temps pour l’aider à faire tenir en équilibre (instable) une énorme boîte sur son vélo.
– Tu dois aller loin, comme ça? lui a demandé Madame, qui se voyait déjà l’accompagner jusque chez elle. -Je ne pensais pas que la boîte aurait été si grande, a dit Kimberly, mais ça ira, « mon chauffeur » va venir.
Et puis elle a revu M***, toujours aussi ravissante et toujours dans la même situation, malgré ses trente ans et son indépendance financière.
C’est un de ces messages qui font tellement plaisir à Madame, que ce soit quatre mois ou quatre ans après la dernière rencontre:
– Tom! s’exclame-t-elle, quelle bonne surprise!
Ces quatre dernières années, lui assure-t-il, il a pensé à leur dernière conversation, à propos de son choix d’études, et Madame est bien en peine de se rappeler ce qu’elle lui a dit à ce moment-là.
Il est fier d’annoncer qu’il peut à présent mettre en pratique ses connaissances du français, vu qu’il a décroché un stage dans un bureau d’avocats bruxellois.
Fier aussi d’ajouter que ce bureau s’occupe beaucoup de questions de droits humains, ce qui fait évidemment plaisir à Madame, qui a gavé ses élèves de Montesquieu, de Voltaire e tutti quanti.
Alors elle rit à l’avance parce qu’elle sait quelle sorte de remarque s’ajoutera automatiquement dans la suite de la conversation, et en effet, elle arrive, la voilà 😉
– En nu ben ik HEEL dankbaar voor al die moeilijke lessen Frans van bij u.
Bref, c’était difficile mais ça finit par être utile 😉
– Vous oubliez que j’ai déjà trente-trois ans! dit-elle à Madame en appuyant bien fort sur ce chiffre qu’elle semble trouver fort lourd à porter, le début de la vieillesse en quelque sorte.
C’est vrai, Madame oublie toujours le nombre des années qui passent, pour elle ses anciens élèves ont dix-sept ans de toute éternité, parfois avec le sérieux en plus 😉
Elle fait partie de ces jeunes femmes de plus en plus rares qui décident d’avoir leurs enfants bien avant leurs trente ans: sa fille a neuf ans, son fils six.
Elle fait partie de ces jeunes femmes de plus en plus nombreuses qui élèvent seules leurs enfants: son mari l’a quittée quand leur petit garçon était tout bébé et il s’implique le moins possible dans leur éducation.
Elle a un travail dans le secteur social de l’aide à l’enfance et on sait quel salaire mirifique ça offre toutes les fins de mois: chez elle il faut que la bagnole dure le plus longtemps possible, que la facture de gaz et d’électricité ne grimpe pas trop. Les vacances, elle les passe à la maison en faisant des tas d’activités qui ne coûtent rien ou presque, des promenades dans le bois, des tours à vélo…
Bref, vous voyez.
– Tu aimes les figues? lui demande Madame.
Et alors là, vous auriez dû voir ses yeux! Sa bouche gourmande! Tout son être qui se tendait déjà 🙂
Oui, donc.
Chaque mardi, Madame et elle cueillent sur l’arbre tout ce que les passants qui passent y ont laissé.
– Vous aimez les tomates? demande-t-elle à Madame. La prochaine fois que j’en reçois, je partage avec vous.
En arrivant au marché, Madame croise Nele, le bras en écharpe.
– Qu’est-ce que tu as encore fait? lui demande-t-elle.
Parce qu’avec Nele, ça rigole toujours bien. Il ne lui en fallait pas plus pour dévider toute l’histoire:
– On était en vacances, on a fait du rafting, de l’escalade, que sais-je encore: il ne m’est rien arrivé! On rentre à la maison, je suis à peine dans le couloir avec les valises et bang! Je trébuche, je m’étale et je me casse le coude!
En effet, ça rigole bien.
Surtout que sa fille, quatre ans depuis le printemps dernier, n’a pas manqué de lui dire ce qu’elle en pensait.
Quand Madame a dû venir s’installer en ville, elle a tout fait pour que la maison soit en ordre et aux normes, toit, portes et fenêtres, électricité, elle a peint, tapissé, planté dans son jardinet.
Elle a cru qu’après tout ça elle serait tranquille pour un bon bout de temps.
Hélas ça ne s’est jamais arrêté, comme vous le savez si vous passez régulièrement par ici 😉
Bref, c’était au tour du chauffage au gaz à être renouvelé et comme d’habitude, il y a eu quelques dégâts collatéraux, une fuite d’eau par ici, une autre par là, jusqu’au moment où la firme a envoyé un gars « d’ici » au lieu du duo comique west-flamand qui avait fait l’installation tout en racontant des blagues racistes.
Bien sympa, le jeune homme, et tout en travaillant à la clé anglaise de-ci, de-là, il racontait sa vie.
Son âge, sa situation de famille, ce que faisaient ses parents, dans quelle maison se trouvait son berceau, son employeur précédent chez qui il s’est cassé le dos.
Puis, inévitablement, l’école.
Celle de Madame, bien sûr 🙂
Où il n’a tenu le coup qu’un an: il n’a pas supporté qu’on lui interdise de passer ses récrés à embrasser sa copine 😉
C’était l’autre dimanche, lors d’une marche autour de la ville. Madame dépasse un couple et se retourne pour faire un grand sourire et un ‘hello!’ à l’élément féminin du duo.
– Bonjour, répond-elle. Vous me connaissez encore? – Bien sûr! fait Madame.
Et pour la première fois elle ajoute sans gêne aucune:
– Par contre, je ne me souviens plus de ton nom.
Et vous savez quoi? ça n’a posé aucun problème ni causé aucun drame international 🙂
Dès aujourd’hui, s’est dit Madame en rentrant chez elle, plus de tergiversations ni de manœuvres de retardement dans l’espoir que le nom jaillisse en mémoire: on annonce tout de go qu’on a oublié.