Un jour que le père revenait du marché – par une fenêtre ouverte il avait dû regarder à l’intérieur d’une maison bourgeoise et y voir un fauteuil – ce meuble lui avait frappé l’imagination. – « Les enfants, dit-il, le jour où on le pourra, on s’achètera un fauteuil! » La mère a haussé les épaules parce qu’elle savait, la pauvre, que même à force d’épargne et d’économies on ne réussissait jamais à joindre les deux bouts, – dès qu’on avait mis un sou de côté, on aurait pu l’utiliser dix fois pour acheter l’essentiel; – les vêtements des enfants tombaient en loques, le père avait les souliers percés aux orteils, ou il fallait payer le fermage; et le fauteuil était de nouveau remis à l’année suivante.
Vader kwam ne keer terug van de markt – door een open venster moet hij in een rijk huis naar binnen gekeken hebben, en daar een zetel zien staan – dat meubel stak hem alevel de oogen uit. – ‘Jongens, zei hij, als we ‘t ne keer kunnen doen, koopen we ‘n en zetel!’ Moeder trok de schouders op, want ze wist, de sloore, dat we met sparen en krebbebijten, toch nooit de einden ‘t hoope kregen, – als er een stuiver weglag, kon hij al tien kanten gebruikt worden om ‘t hoognoodige te koopen; – de jongens hun kleeren hingen van ‘t lijf, vader liep met de teenen door zijn schoenen, of de pacht moest betaald worden; zoo wierd de zetel weer een jaar in ‘t dak gestoken.
Mais les soirs d’hiver, quand on était tous assis autour de l’âtre, on en revenait à ce fauteuil: le père en a parlé si longtemps qu’on a fini par y croire. Dans notre imagination, ce fauteuil représentait le bonheur suprême; on se forçait à y croire et à l’espérer aussi fort que lui. Quand on parlait du fauteuil, c’était le signe que tout allait bien, sinon – en temps de misère et de manque – il aurait été stupide de mentionner cet objet. Le père et la mère ont vieilli avec cette idée; toute la vie j’ai entendu parler de ce fauteuil, comme d’une merveille qui nous était promise et apporterait l’abondance.
Maar bij winteravonde, als we allen rond den heerd zaten, kwam de zetel opnieuw te berde: vader praatte er zoolang over tot we er aan geloofden als aan iets dat komen moest. Die zetel verbeeldde in ons gedacht het hoogste geluk; we drongen het malkaar op, zoodanig dat we er al zoo fel aan geloofden en naar verlangden als vader zelf. Wanneer er van den zetel gesproken werd, was ‘t teeken dat ‘t goed zat, anders – in tijden van krot en meserie – ware ‘t te gek geweest dat ding te vernoemen. Vader en moeder zijn met dit gedacht en verlangen, oude menschen geworden; heel mijn leven heb ik thuis van dien zetel hooren spreken, als van een wonder dat ons voorbeschikt was en de weelde zou meebrengen… […]
– … Ça a continué comme ça jusqu’à ce que les enfants aient grandi et que les aînés commencent à gagner un peu d’argent, – alors on aurait pu se le permettre, mais ni le père ni la mère ne le mentionnaient plus.
– …Dat bleef alzoo aanhouden tot de jongens al grootgekweekt waren en de oudsten begonnen geld in te brengen, – toen mocht het er af, maar vader noch moeder repten geen woord meer van den zetel. […]
– … Et pourtant il a fini par arriver. On s’était mis d’accord et un dimanche on est allés à pied en ville, tous ensemble. On est passés par toutes les rues, on a regardé tous les magasins, et on a fini par trouver notre affaire. On a acheté un fauteuil de cinquante-huit francs. Comme j’étais l’aîné, je pouvais le porter. Je l’ai posé sur la tête et le tenais par les pieds. Ma nuque en devenait raide et mes bras douloureux, mais pour rien au monde je ne l’aurais lâché: on a porté notre trésor en triomphe jusque chez nous. On était tous heureux et fiers de cet achat.
– …En toch is ‘t er van gekomen. Onder ons wierd het besloten, en op een Zondag trokken wij te voet naar stad, heel de bende. We liepen al de straten af, keken aan al de winkels, en eindelijk ontdekten we ons affaire. We kochten een zetel van acht en vijftig franken. Omdat ik de oudste was, mocht ik hem dragen. Ik plaatste hem met de zate op mijn hoofd en hield hem bij de pikkels. Mijn nek wierd stijf en mijn armen blamot van ‘t dragen, maar voor geen geld ter wereld had ik hem willen lossen: we brachten onzen schat triomfantelijk naar huis. We waren allen om ‘t even welgezind en preusch met den koop.
Le premier soir c’était la fête: le père, la mère, s’y asseyaient à tour de rôle comme sur un trône. Avec leurs plus beaux habits, ça allait, mais le lendemain le vent a tourné: la mère a fait la première remarque, que ça ne convenait pas à une maison de pauvres gens. Le père pensait pareil sans oser le dire, – lui aussi trouvait que ce n’était pas pour nous. Ce fauteuil était un élément « étranger » qui « jurait » dans le ménage; c’est ce que nous voyions aussi et nous avions peur que les voisins s’en moquent; il devait disparaître, plus personne n’était à l’aise avec ce fauteuil près de l’âtre; plus personne n’osait ni ne voulait s’y asseoir, il gênait partout où il se trouvait, et un beau matin il avait disparu: avant qu’on se lève, le père l’avait fendu à la hache et déposé comme bois à brûler à côté de l’âtre – plus jamais personne n’en a parlé – on se sentait de nouveau à l’aise.
Den eersten avond was ‘t feest: vader, moeder, gingen er beurtelings in zitten, lijk op een troon. Met hun beste kleeren aan ging dat nog, maar ‘s anderen daags keerde ‘t blad: moeder miek ‘t eerst de opmerking, dat ‘t niet ‘stond’ in een huis van arme werkmenschen. Heur uitspraak was ‘t geen vader uit eerlijke schaamte niet had durven zeggen, – hij ook vond dat het geen ding was voor ons. Die zetel deed daar ‘vreemd’, hij ‘vloekte’ in ‘t huishouden; wij zagen het evengoed en wierden beschaamd dat de geburen er zouden mee lachen; hij moest uit onze oogen, we waren geen van allen op ons gemak met dien zetel bij den heerd; niemand dorst of wilde er nog in gaan zitten, hij stond overal in den weg, en op een schoonen uchtend was hij verdwenen: eer we opstonden had vader hem gekloven en als brandhout aan den heerd gelegd – nooit heeft er nog iemand naar gevraagd, – we voelden ons weer gemakkelijk.
***
traduction de l’Adrienne des pages 52 à 55 (éd. Lannoo 2016)
première parution en 1926
le narrateur – Hutsebolle – parle de sa jeunesse, donc du tournant du siècle, dans un coin de la Flandre Occidentale
Hutsebolle était contemporain de mes grands parents maternels…
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être jeune au tournant du siècle, puis vivre encore les trois quarts du 20e siècle, c’est ce qu’a vécu mon arrière-grand-père 🙂
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Madame a beaucoup travaillé, muy bien y gracias!
Ma grand-mère également qui a vécu jusqu’à 97 ans et nous racontait que , petite, que l’achat d’un manteau pour l’un des enfants faisait l’objet d’une discussion en famille autour de la lampe à l’huile…
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Un texte qui m’a profondément remué, des émotions tellement enfouies que je ne savais pas, ou ne voulais pas savoir, qu’elles étaient là, tapies … Sans doute je ne lirai pas ce livre, trop loin, trop proche.
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Merci pour la belle traduction – un temps que les moins de vingt ans (et plus) ne peuvent pas connaître.
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Ma mémoire est incertaine, subitement. Chez mes parents j’ai toujours connu au moins un fauteuil, mais chez mes grands-parents, j’ai comme un doute…
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Peut-on dire ici que nos rêves sont souvent loin de la réalité que nous sommes prêts d’accepter où tout simplement que tant que c’est un rêve on peut y accrocher un bonheur imaginaire qui s’évanouirait dans la réalisation du rêve. Heureusement ce n’est pas toujours le cas bien des rêves réalisés apportent un bonheur.
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dans ma famille, la plupart étaient « dans le textile » donc beaucoup faisaient eux-mêmes leurs vêtements, et on défaisait, refaisait, retaillait 😉
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ah oui, je peux le comprendre…
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un temps que plus personne ne peut connaître, sauf par ouï-dire 🙂
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je me suis aussi posé la question, à quelle époque le fauteuil est entré dans ma famille… mes arrière-grands-parents s’en sont offert un, mais quand?
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C’est comme en amour, « L’amoureux qui espère ressent plus de bonheur que l’amoureux qui a obtenu ! » écrit Albert Jacquard (Petite philosophie à l’usage des non-philosophes, p. 28, Éd. Québec-Livres)
Mais je suis d’accord avec vous, je suis toujours heureuse des petits pas en avant que je fais au niveau du confort de la maison, par exemple 🙂
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Je trouve qu’on détruit beaucoup de mobilier sur ce blog 😉
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merci Joe Krapov pour cette bénéfique et franche rigolade 🙂
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Vas-y piano, mon neveu !
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merci, maître Walrus 🙂
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je crois que ce blog est en bonne position quand on introduit « comment se débarrasser d’un piano » dans les moteurs de recherche, c’est la phrase gagnante dans mes statistiques 🙂
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Un beau texte, très touchant !
Il m’a rappelé le canapé et les deux fauteuils en simili cuir rouge achetés par mon père sur un coup de tête quand j’étais enfant et qui ont duré des années même si très rapidement ils n’ont plus ressemblé à rien …
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pareil pour moi, sauf que les fauteuils étaient en similicuir bleu, la couleur préférée de ma grand-mère 🙂
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Bravo pour cet énorme travail de traduction. tu t’entraînes en nous divertissant, c’est génial !
J’aime beaucoup les commentaires des deux oncles, ci-dessus…
¸¸.•*¨*• ☆
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oui, flingueurs d’élite, tes tontons 🙂
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sacré non ! Quel boulot… Curieux, j’ai aussi pensé au piano. J’imagine ça très bien peint par Jakob Smits………… Qui était pourtant belgo-hollandais et pas du tout à Bruges ni Courtrai……………
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c’est un exercice que j’aime et qui m’est assez naturel, en fait 🙂
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Coucou, Adrienne,
Ce récit me fait penser à mon oncle Leon et ma tante Agnes, qui occupaient une maison considérée comme « normale » dans les années 70. Ils avaient décidé d’investir dans des travaux, ont rénové toutes les pièces, et chaque fois « reculaient » la pièce dans laquelle ils vivaient. Pour finir, il ne restait qu’une pièce non rénovée, et ils ont toujours vécu là, car ils ne se sentaient pas à l’aise dans les pièces refaites… Idem pour une autre tante et un autre oncle,mais au moins ils dormaient sans se poser de questions dans leur nouvelle chambre à coucher… Nos cousins et nous, enfants, leur demandions si nous pouvions voir leur « musée »…
Biz,
lulu
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très intéressant, ton témoignage, Lulu!
et ça explique aussi les réticences de ma grand-mère devant toute nouveauté dans son intérieur: elle ne voulait rien changer et tout garder dans l’état où c’était, comme son propre père l’avait fait construire, vers 1910 (donc même le refus du confort moderne)
bises et bonne journée!
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