Les visites d’Eulalie étaient la grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus guère personne d’autre, en dehors de M. le Curé. (1) Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l’une ou l’autre des deux catégories de gens qu’elle détestait. (2) Les uns, les pires et dont elle s’était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas « s’écouter » et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l’estomac deux méchantes gorgées d’eau de Vichy !) lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. (3) L’autre catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de croire qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait, qu’elle était aussi gravement malade qu’elle le disait. (4) Aussi, ceux qu’elle avait laissé monter après quelques hésitations et sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la faveur qu’on leur faisait en risquant timidement un : « Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un beau temps », ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit : « Je suis bien bas, bien bas, c’est la fin, mes pauvres amis », lui avaient répondu : « Ah ! quand on n’a pas la santé ! Mais vous pouvez durer encore comme ça », ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus. (5) Et si Françoise s’amusait de l’air épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l’air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d’un bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur mine déconfite en s’en retournant sans l’avoir vue, et, au fond, admirait sa maîtresse qu’elle jugeait supérieure à tous ces gens puisqu’elle ne voulait pas les recevoir. (6) En somme, ma tante exigeait à la fois qu’on l’approuvât dans son régime, qu’on la plaignît pour ses souffrances et qu’on la rassurât sur son avenir. (7)
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La visite du curé, c’est bien, mais celles d’Eulalie, c’est mieux!
Je déteste toutes les autres.
Je ne veux surtout pas qu’on vienne me dire ce que je dois faire pour aller mieux!
Ni qu’on m’enterre avant l’heure!
Je n’ai de conseils à recevoir de personne.
Je réussis toujours à faire fermer ma porte aux indésirables et ça fait bien rigoler Françoise qui me trouve une femme supérieure.
La bonne visite est celle qui réussit le juste dosage entre rassurer et plaindre, sans se mêler de donner des conseils.
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Merci à Joe Krapov pour sa consigne proustienne: « réécrire « à sa sauce », dans son propre style, en raccourcissant les phrases et en adoptant le plus possible le langage « relâché », celui qu’on utilise dans la vie de tous les jours. »