Parfois un élève profite de l’examen oral – sorte d’entretien particulier – pour raconter à Madame toute sa vie… ou presque.
C’était à l’occasion de ce petit extrait-ci:
Madame Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permît de s’en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur, cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Pléiade, Gallimard, tome III, p. 772-773
Le naufrage du Lusitania avait amené la conversation sur les malheurs de notre temps. Sommes-nous meilleurs que madame Verdurin? Je ne le crois pas.
L’élève avait envie de parler des Philippines. C’est un malheur qui la touche vraiment, dit-elle, parce que toute la famille de sa mère y habite.
– Ah? fait Madame avec intérêt. Je ne savais pas que ta maman venait des Philippines.
C’est vrai, Madame a de ces drôles de principes, comme par exemple de s’entêter à vouloir commencer une page blanche pour chaque élève, le premier septembre, et de la remplir ensemble au fil des jours.
– Oui, dit-elle.
Madame ne pose pas la question qui lui brûle les lèvres: comment tes parents se sont-ils rencontrés? Ce serait trop indiscret. Mais l’élève n’attend pas les questions. Elle raconte. La vie là-bas. Le voyage de la jeune fille, embauchée comme « danseuse » aux Pays-Bas. Et l’homme qui a tout fait pour la sortir de là et en faire sa femme.
– Quand je pense, conclut-elle, à l’histoire de mes parents, c’est comme… comme un film!
– Oui, dit Madame, je me disais aussi qu’il y avait là matière à tout un roman…
– C’est exactement ça! C’est un roman!
Et ses yeux brillent de fierté.
– Un roman qui finit bien, dit Madame.
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Bon Noël à tous.