Notre grand’mère était morte plusieurs années avant ma naissance; mais j’ai entendu assez souvent parler d’elle pour affirmer que ce n’était point une âme ordinaire. Plébéienne au sang chaud, royaliste convaincue, trempée dans les rudes épreuves de la Terreur, elle rappelait par sa beauté, ses formes sculpturales, ses yeux largement fendus, quelques-uns des portraits du peintre David.
Lorsque Antoine Reynaud la connut, elle avait vingt ans; elle était veuve d’un premier mari, mort fusillé dans l’une de ces échauffourées de la Lozère contre lesquelles la Convention envoya un de ses membres, Châteauneuf-Randon.
De ce mariage, un fils lui restait. Elle avait couru avec lui les plus effroyables périls. Décrétée d’accusation en même temps que son mari, elle s’était réfugiée à Nîmes, où résidait une partie de sa famille, tandis que lui-même fuyait d’un autre côté. Là, elle vivait obscure et cachée, attendant la fin des mauvais jours. Un matin, elle commit l’imprudence de sortir, son enfant dans les bras. La fatalité la plaça sur le passage de la déesse Raison, qu’on promenait processionnellement dans les rues, et voulut que la citoyenne à qui était échue cette haute et passagère dignité connût notre grand’mère. Du plus loin qu’elle l’aperçut, elle l’interpella, en criant:
—Françoise! à genoux!
Ma grand’mère avait à peine dix-sept ans, la repartie prompte et l’ironie facile. Elle répondit à cet ordre par un geste de gamin. La foule se précipita sur elle: «Zou! zou!» Elle prit sa course à travers la ville, pressant son enfant contre son sein, atteignit un faubourg et put rentrer chez elle par le jardin, en passant sur l’étroite margelle d’un puits, au risque de s’y laisser choir. Elle disait plus tard:
—Un chat n’aurait pas fait ce que j’ai fait ce jour-là.
Elle était sauvée momentanément; mais trop de périls menaçaient sa sûreté pour qu’il lui fût possible de rester à Nîmes. Elle partit le même soir pour le Vivarais.
Elle dut faire une partie de la route à pied, voyageant à petites journées, logeant à la fin de ses longues marches dans une ferme ou chez des curés constitutionnels à qui de bonnes âmes l’avaient recommandée. Ce fut pendant ce voyage, traversé par les plus cruelles angoisses, qu’elle apprit la mort de son mari.
Elle était arrivée la veille dans un pauvre village nommé Les Mages. Logée au presbytère, elle fut douloureusement impressionnée en entrant dans la chambre qui lui était destinée. Le cimetière s’étendait sous ses croisées; la lune dessinait dans la nuit les croix des tombes. Il lui fut impossible de s’endormir.
Puis, ce fut l’enfant qu’elle allaitait qui parut à son tour saisi de terreur. Rouge et les yeux hagards, le pauvre petit être cria et pleura toute la nuit, se débattant dans les bras de sa mère qui s’efforçait en vain de l’apaiser.
Quelques heures plus tard, ma grand’mère apprenait que son mari était mort, non loin de là, fusillé, au petit jour. Elle ne cessa jamais de croire que son fils avait eu durant cette affreuse nuit la vision du supplice de son père.
Extrait du chapitre III de Mon frère et moi, souvenirs d’enfance et de jeunesse par Ernest Daudet, éd. Plon, 1882, lisible dans son intégralité ici.