
Vous aviez vingt-trois ans et c’est là, sur cet îlot désolé où ne pousse aucune fleur, qu’il vous fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu. Il n’y eut pas de miracle, bien sûr, ni même, en vérité, rien qui ressemblât de près ou de loin à l’épaule de Dieu, mais pour rendre compte de ce qui s’est passé cette nuit-là, nous n’avons le choix, nul ne le sait mieux que vous, qu’entre une métaphore et le silence. Pour vous, ce fut d’abord le silence, et l’éblouissement d’un vertige plus précieux que le bonheur.
Jérôme Ferrari, Le Principe, éd. Actes Sud, 2015, page 11 (incipit)
Ainsi s’adresse le narrateur au physicien allemand Werner Heisenberg (1901-1976), un des « pères de la mécanique quantique », celui qui a élaboré le « principe d’incertitude« , jeune homme de génie dont il retrace scrupuleusement le parcours de ses vingt-trois à ses quarante-trois ans. Parallèlement, on apprend aussi peu à peu des éléments sur la vie du narrateur, et comment elle est liée à celle du savant allemand.
Passé et présent sont étonnamment semblables, toujours il y a les mêmes choix de vie à faire: rester ou partir? accepter ou refuser les évolutions politiques, les guerres, les exclusions? Seule la « supériorité de l’âge » permet de savoir quel choix aurait été le bon: pour celui qui est en plein dans les évènements, il est impossible d’en prévoir l’issue ou les conséquences. Celui qui est dans les évènements, comme Heisenberg dans l’Allemagne des années vingt et trente, peut s’illusionner, penser que cette folie s’arrêtera. Le jeune homme de 2009 sait quels choix il aurait fallu faire en 1929, en 1933.
Rien n’est simple, ni tout blanc ni tout noir, qu’on soit un jeune physicien de génie lors de la montée du nazisme ou un jeune homme au tournant de notre siècle, entre actions indépendantistes corses, invasion du Koweït et écroulement des marchés financiers.
Une sorte de roman sur la perte de l’innocence, illustrée par vingt années cruciales dans la vie d’un des scientifiques qui ont permis l’invention de la bombe atomique.
« Ils ne peuvent cependant oublier qu’Oppenheimer, malgré son penchant regrettable pour les formules sentencieuses, a parfaitement raison: les physiciens ont connu le péché, un péché bien trop grand pour eux.
Ils ont chuté, d’un seul coup, tous ensemble. »
Jérôme Ferrari, Le Principe, éd. Actes Sud, 2015, page 141
Un très beau roman, même lisible pour quelqu’un comme moi qui n’ai pas fait maths sup
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photo, info et lecture des premières pages sur le site des éditions Actes Sud