C’est arrivé si peu souvent que l’Adrienne soit sur les routes de France un 10 avril qu’elle a été fort étonnée de voir des champs de colza en pleine floraison jaune pétant.
Le colza, un de ces mots français qui viennent du néerlandais, koolzaad ou ‘graine de chou‘, elle ne se souvient pas d’en avoir vu en fleurs si tôt dans l’année.
Pour sa première année à l’université, l’Adrienne avait deux cours dont elle attendait beaucoup, celui sur l’histoire de la littérature française et celui sur la littérature européenne comparée.
En littérature française, le prof – que nous appellerons seulement par ses initiales, CJ, pour des raisons qui seront vite évidentes – jouait vraiment de malchance: d’abord sa maison a été inondée, donc il n’a pas pu donner cours, puis elle a été incendiée, avec le même résultat.
Ses absences étaient si fréquentes que ça ne nous faisait (presque) plus rigoler.
L’histoire de la littérature française, il a donc fallu l’acquérir comme on le faisait déjà avant lui, en potassant des anthologies et d’autres livres sur le sujet.
Et l’examen, cette année-là, a consisté en la présentation de trois travaux personnels, sur un auteur choisi dans trois siècles différents.
En littérature européenne, c’était plutôt l’effet inverse: le professeur Janssens déversait inlassablement sur son public des mots en -isme, des noms d’auteurs du sud au nord de l’Europe – sans oublier les Russes, évidemment – et nombreux étaient les noms dont nous n’avions jamais entendu parler ni lu aucun livre.
L’Adrienne, qui à dix-huit ans croyait encore arriver au bout de tout ce qui était intéressant à lire, avait une liste immense, qui ne cessait de s’allonger. Et pas le temps de lire autre chose que ce qui était imposé.
Comme ce pauvre Marcel, par exemple 😉
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Tout ça pour dire qu’elle a fini par lire l’œuvre montrée en illustration ci-dessus, qui lui a immédiatement rappelé le cours du professeur Janssens, où il en a été question comme représentant du vitalisme.
Polina Volochova m’accompagne à Peterhof, une résidence princière à la campagne. Un nom d’origine néerlandaise, m’assure-t-elle, comme Kronstadt vient de Kroonstad et Oranienbaum d’Oranjeboom. Combien de fois devra-t-elle encore le répéter? Non pas allemand, mais néerlandais! […]
« A l’origine, Saint-Pétersbourg s’appelait Pieterburg. Aujourd’hui encore ses habitants l’appellent Piter. » […]
Peterhof, la résidence conçue par Pierre le Grand sur le golfe de Finlande, a été nommée Petrodvorets après la deuxième guerre mondiale, la traduction russe de Peterhof, le nom qu’elle a retrouvé aujourd’hui. […]
Après avoir en quelques années seulement fait surgir de terre Saint-Pétersbourg à l’embouchure de la Neva, Pierre le Grand a fait bâtir une résidence qui devait rivaliser avec Versailles. Un grand palais d’été, quelques autres plus petits, des parcs énormes, des pièces d’eau et surtout cent quarante fontaines dorées. Tout l’aménagement hydraulique a été conçu par lui-même, grâce aux connaissances qu’il avait acquises lors de son séjour aux Pays-Bas.
Dans le palais d’été, son cabinet de travail est resté intact. Un espace assez réduit où il se retirait pour faire ses calculs et ses dessins au compas et à la règle. Il travaillait vingt heures par jour. […]
Peterhof a été achevé en 1705, a survécu aux révoltes et aux révolutions mais a été saccagé par les nazis qui en avaient fait leur quartier général pendant le siège de Leningrad. Il a été restauré en deux étapes, à la fin des années 1940 pour réparer les plus gros dégâts et au début du 21e siècle. […]
En voyant les photos prises en 1944, des images de mort, de ruine et d’une crasse pire que celle de la plus immonde porcherie, je comprends pourquoi Polina insiste tellement sur l’origine néerlandaise du nom. Les intellectuels de Saint-Pétersbourg […] aiment se tourner vers l’Occident mais ressentent encore de l’aversion envers les Allemands. Le siège de Leningrad a coûté la vie à un million d’habitants. […]
Pour leurs quatre filles, les parents avaient eu l’idée des prénoms assortis, se terminant tous par -ine.
Comme on peut le voir dans la vidéo en lien ci-dessus, le premier prénom en -ine au succès fulgurant dans les années 50 partout en Belgique, c’est Martine. C’est le nom de l’aînée.
Hier en revenant des courses, l’Adrienne croise la cadette.
– Vous avez une bien jolie robe! lui dit-elle après les salutations d’usage.
A quoi la cadette répond par un proverbe que l’Adrienne ne connaissait pas:
– De week is langer dan de zondag! (la semaine est plus longue que le dimanche)
Ce qui veut dire, vous l’aurez compris, qu’il ne faut pas attendre que ce soit dimanche pour faire la fête, mettre un beau vêtement ou s’offrir une gâterie 🙂
Pour ses activités avec des enfants, des jeunes et des adultes qui veulent apprendre le néerlandais, Julie (1) a besoin d’aide.
– Alors j’ai pensé à vous, dit-elle à Madame.
Demain elle organise une avant-midi de jeux de société.
– Je n’y arriverai pas toute seule, dit-elle encore.
Résiste-t-on à cela?
Non, bien sûr.
Mais à peine Madame a-t-elle dit oui que le doute l’étreint, comme dirait Walrus.
En effet, elle ne connaît pas tous ces jeux de société.
Petite fille, elle jouait aux dames avec l’ami d’enfance, jusqu’à ce que qu’elle en ait marre que le règlement change précisément au moment où elle allait gagner 😉 Mais demain on ne jouera pas aux dames.
Avec le petit frère, elle jouait au Monopoly. Dès qu’il n’avait plus de sous, il se fabriquait des billets de 10 000 et refusait d’aller en prison 😉 Mais demain on ne jouera pas au Monopoly.
Avec ses neveux et nièces, elle a joué à Uno. Elle perdait toujours parce qu’elle oubliait de crier « uno! » quand il ne lui restait plus qu’une carte en main.
Bref demain Madame va jouer à des jeux qu’elle ne connaît pas avec des gens qu’elle ne connaît pas 🙂
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(1) Non, ce n’est pas celle qui conduit des trains – le prénom a été très populaire pendant de nombreuses années – c’est une Julie qui a fait des études d’institutrice et qui maintenant est « coach » de néerlandais à la bibliothèque.
Vivre dans un clapier comme ça? L’année où les hiboux prêcheront! ça se voit tout de suite que c’est un travail d’après sept heures, moi aussi ça m’a fait perdre ma barbe quand je l’ai visité!
Si j’étais l’architecte, je n’en ferais pas une chansonnette! Va donc à confesse avec un type comme lui! Moi jamais je n’y mettrais mes haricots à tremper. Avec moi son hareng ne cuit pas!
Et le propriétaire ne vaut pas mieux, tu peux lui ravauder son pantalon pendant qu’il marche. Le genre qui fait ses tartines lui-même, évidemment.
Mais bon, ce n’est déjà plus qu’un demi-poêlon, sa pomme de terre est presque pelée. On verra bien ce qu’en feront ses héritiers, quand il aura lâché ses cuillers.
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Consigne 433 chez Bricabook avec une photo de Fred Hedin et consigne de Joe Krapov qui consiste à traduire littéralement les expressions idiomatiques d’une autre langue.
J’ai choisi d’en prendre dans mon dialecte (flamand), ce ne sont pas des expressions utilisées en néerlandais.
l’année où les hiboux prêcheront in het jaar dat de uilen preken
quand les poules auront des dents
d’après sept heures van achter de zeven
de mauvaise qualité
ça m’a ôté la barbe dat heeft mij de baard afgedaan
être complètement découragé
ne pas en faire une chansonnette ik zou er geen liedje van maken
ne pas en être fier
va donc à confesse avec un type comme ça ga daarmee te biechte!
on ne peut rien en tirer de bon
y mettre ses haricots à tremper zijn bonen te weken leggen
faire confiance
son hareng ne cuit pas zijn haring braadt niet
il n’y arrive pas, ça ne marche pas
tu peux lui ravauder son pantalon pendant qu’il marche – ge kunt hem een lap aan zijn broek naaien terwijl hij stapt
il est lent
il fait ses tartines lui-même hij briet zijn boterhammen zelf
il est gros
ce n’est déjà plus qu’un demi-poêlon het is maar een halve panne
il n’est pas dans son assiette
lâcher ses cuillers zijn lepels laten
mourir
sa pomme de terre est presque pelée zijn petoeter is bijna geschild
Une autre des chansons proposées par Joe Krapov est une chanson enfantine d’origine hollandaise.
Ce texte aujourd’hui nous interpelle plus que lorsque nous avions huit ans – quoique… mini-Adrienne était déjà un peu féministe à l’époque 😉 mais apparemment on le fait toujours chanter aux petits Hollandais.
Comment expliquer en peu de mots où ça coince?
D’abord, c’est une question de vocabulaire. Pour désigner une femme, le mot en néerlandais est vrouw. Ici on emploie le mot wijf, qui est un synonyme à connotation fortement péjorative.
Ensuite on fait rimer oude wijven avec kijven: les vieilles femmes, que font-elles? criailler, se disputer, faire des reproches… Plus jamais, jure le charretier, je n’emmènerai des vieilles au marché!
Il décide de ne plus emmener que des jeunes filles: elles sont gaies et chantent 🙂
Depuis quelques semaines déjà l’Adrienne se chante des chants de Noël dans sa cuisine, son bureau et sa salle de bains 😉
Ici dans la vidéo il s’agit de variations à l’orgue sur un chant traditionnel qu’on pourrait traduire par « un petit enfant est né sur la terre »
De 0’47″à 01’00 » on a la mélodie exacte.
Vous trouverez le texte et la partition ici, aux pages 21-22.
A chanter avec l’accent ouest-flamand, de préférence 😉
Bon Noël à vous tous!
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le texte est d’une naïveté adorable, « ‘t At pap uit een pannetje, ‘t en maakt’ hem niet vuil, en ‘t viel op de aarde en ‘t en had er geen buil. » il mangeait sa panade sans se salir et il est tombé sur la terre sans se faire une bosse 😉
C’était pendant la première année du nouveau millénaire que j’ai eu en mains un livre qui m’a fait comprendre que pendant vingt ans j’avais habité dans la maison d’un ancien SS. Non que je n’aie reçu quelques signes: même le notaire, le jour où nous avions visité la maison ensemble, avait évoqué en passant les habitants précédents; je n’y avais prêté que peu d’attention. Peut-être que je le refoulais, imprégné comme je l’étais depuis des années par les poèmes douloureux de Paul Celan, les témoignages de Primo Levi, les innombrables livres et documentaires qui vous laissent sans voix, par l’impossibilité de toute une génération de décrire l’impensable. Là je voyais mes souvenirs intimes envahis par une réalité que je pouvais à peine m’imaginer, mais que je ne pouvais plus repousser. C’était comme si des spectres surgissaient dans les pièces que j’avais si bien connues; je voulais leur poser des questions mais ils passaient au travers de moi. Rien ne me déplaisait plus qu’écrire sur cette sorte de gens qui se mettaient à hanter ma propre vie.
Stefan Hertmans, De Opgang, De Bezige Bij, 2020, p.7 (incipit) Traduction de l’Adrienne.
Het was in het eerste jaar van het nieuwe millennium dat ik een boek in handen kreeg waaruit ik begreep dat ik twintig jaar in het huis van een voormalige ss-man had gewoond. Niet dat ik geen signalen had gekregen: zelfs de notaris had me, op de dag dat ik het huis met hem bezocht, terloops op de vorige bewoners gewezen; ik had er toen weinig aandacht voor. Misschien verdrong ik het ook, doordrenkt als ik jarenlang was geweest van de pijnlijke gedichten van Paul Celan, de getuigenissen van Primo Levi, de talloze boeken en documentaires die je sprakeloos achterlieten, de onmogelijkheid van een hele generatie om het ondenkbare te beschrijven. Nu zag ik mijn intieme herinneringen doordrongen raken van een werkelijkheid die ik me amper kon voorstellen, maar die ik ook niet meer kon wegduwen. Het was alsof er schimmen opdoemden in de kamers die ik zo goed had gekend; ik wilde ze vragen stellen, maar ze liepen dwars door me heen. Niets stond me zozeer tegen dan schrijven over het soort mens dat nu als een spook door mijn eigen leven begon te banjeren.
Stefan Hertmans, De Opgang, De Bezige Bij, 2020, p.7 (incipit)
Lire les premières pages en néerlandais ici – a paru chez Gallimard sous le titre Une Ascension dans une traduction d’Isabelle Rosselin, info ici et lecture des premières pages en français d’Isabelle ici 🙂